COMMENTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS - Partie 23
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COMMENTAIRE
SUR L'ESPRIT DES LOIS.
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- Partie 23 -
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COMMENTAIRE
SUR QUELQUES PRINCIPALES MAXIMES
DE L'ESPRIT DES LOIS.
XLV.
"Un ancien usage des Romains défendait de faire mourir les filles qui n'étaient pas nubiles. Tibère trouva l'expédient de les faire violer par le bourreau avant de les envoyer au supplice. Tyran subtil et cruel, il détruisait les mœurs pour conserver les coutumes." (Page 222, livre XII, chapitre XIV.)
Ce passage demande, ce me semble, une grande attention. Tibère, homme méchant, se plaignit au sénat de Séjan, homme plus méchant que lui, par une lettre artificieuse et obscure. Cette lettre n'était point d'un souverain qui ordonnait aux magistrats de faire selon les lois le procès à un coupable ; elle semblait écrite par un ami qui déposait ses douleurs dans le sein de ses amis. A peine détaillait-il la perfidie et les crimes de Séjan. Plus il paraissait affligé, plus il rendait Séjan odieux. C'était livrer à la vengeance publique le second personnage de l'empire, et le plus détesté. Dès qu'on sut dans Rome que cet homme si puissant déplaisait au maître, le consul, le préteur, le sénat, le peuple, se jetèrent sur lui comme sur une victime qu'on leur abandonnait. Il n'y eut nulle forme de jugement, on le traîna en prison, on l'exécuta, il fut déchiré par mille mains, lui, ses amis et ses parents. Tibère n'ordonna point qu'on fît mourir la fille de ce malheureux, âgée de sept ans, malgré la loi qui défendait cette barbarie ; il était trop habile et trop réservé pour ordonner un tel supplice, et surtout pour autoriser le viol par un bourreau. Tacite et Suétone rapportent l'un et l'autre au bout de cent ans cette action exécrable ; mais ils ne disent point qu'elle ait été commise, ou par la permission de l'empereur, ou par celle du sénat (1). De même que ce ne fut point avec la permission du roi que la populace de Paris mangea le cœur du maréchal d'Ancre. Il est bien étrange qu'on dise que Tibère détruisit les mœurs pour conserver les coutumes. Il semblerait qu'un empereur eût introduit la coutume nouvelle de violer les enfants, par respect pour la coutume ancienne de ne les pas faire pendre avant l'âge de puberté.
Cette aventure du bourreau et de la fille de Séjan m'a toujours paru bien suspecte, toutes les anecdotes le sont ; et j'ai même douté de quelques imputations qu'on fait encore tous les jours à Tibère, comme de ces spinthriœ dont on parle tant, de ces débauches honteuses et dégoûtantes qui ne sont jamais que les excès d'une jeunesse emportée, et qu'un empereur de soixante et dix ans cacherait à tous les yeux avec le même soin qu'une vestale cachait ses parties naturelles dans une procession. Je n'ai jamais cru qu'un homme aussi adroit que Tibère, aussi dissimulé, et d'un esprit aussi profond, eût voulu s'avilir à ce point devant tous ses domestiques, ses soldats, ses esclaves, et surtout devant ses autres esclaves les courtisans. Il y a des choses de bienséance jusque dans les plus indignes voluptés. Et de plus, je pense que pour un tyran successeur du discret tyran de Rome, c'eût été le moyen infaillible de se faire assassiner.
1 - Tradunt temporis hujus auctorès. C'est un bruit vague qui se répandit dans le temps. Quiconque a vécu a entendu des faussetés plus odieuses, répétées vingt ans entiers par le public. (Voltaire.) - Voltaire veut parler des crimes d'empoisonnement dont on avait accusé le régent. (G.A.)