POÈME - DE LA MODÉRATION EN TOUT, DANS L’ÉTUDE, DANS L’AMBITION, DANS LES PLAISIRS.

Publié le par loveVoltaire

POÈME - DE LA MODÉRATION EN TOUT, DANS L’ÉTUDE, DANS L’AMBITION, DANS LES PLAISIRS.

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QUATRIÈME DISCOURS

 

(1)

 

DE LA MODÉRATION EN TOUT, DANS L’ÉTUDE,

DANS L’AMBITION, DANS LES PLAISIRS.

 

 

 

A M. HELVÉTIUS

 

(2)

 

 

 

 

 

Tout vouloir est d’un fou, l’excès est son partage :

La modération est le trésor du sage ;

Il sait régler ses goûts, ses travaux, ses plaisirs,

Mettre un but à sa course, un terme à ses désirs.

Nul ne peut avoir tout. L’amour de la science

A guidé ta jeunesse au sortir de l’enfance ;

La nature est ton livre, et tu prétends y voir

Moins ce qu’on a pensé que ce qu’il faut savoir.

La raison te conduit : avance à sa lumière ;

Marche encor quelques pas, mais borne ta carrière :

Au bord de l’infini ton cours doit s’arrêter ;

Là commence un abîme, il le faut respecter.

Réaumur (3), dont la main si savante et si sûre

A percé tant de fois la nuit de la nature,

M’apprendra-t-il jamais par quels subtils ressorts

L’éternel Artisan fait végéter les corps ?

Pourquoi l’aspic affreux, le tigre, la panthère,

N’ont jamais adouci leur cruel caractère ;

Et que, reconnaissant la main qui le nourrit,

Le chien meurt en léchant le maître qu’il chérit ?

D’où vient qu’avec cent pieds qui semblent inutiles

Cet insecte tremblant traîne ses pas débiles ?

Pourquoi ce vers changeant se bâtit un tombeau,

S’enterre et ressuscite avec un corps nouveau,

Et, le front couronné, tout brillant d’étincelles,

S’élance dans les airs en déployant ses ailes ?

Le sage du Faï (4), parmi ces plants divers,

Végétaux rassemblés des bouts de l’univers,

Me dira-t-il pourquoi la tendre sensitive

Se flétrit sous nos mains, honteuse et fugitive ?

Pour découvrir un peu ce qui se passe en moi,

Je m’en vais consulter le médecin du roi ;

Sans doute il en sait plus que ses doctes confrères.

Je veux savoir de lui par quels secrets mystères

Ce pain, cet aliment dans mon corps digéré,

Se transforme en un lait doucement préparé ;

Comment, toujours filtré dans ses routes certaines,

En longs ruisseaux de pourpre il court enfler mes veines,

A mon corps languissant rend un pouvoir nouveau,

Fait palpiter mon cœur et penser mon cerveau.

Il lève au ciel les yeux, il s’incline, il s’écrie :

« Demandez-le à ce Dieu qui nous donna la vie. »

Courriers de la physique (5) Argonautes nouveaux (6),

Qui franchissez les monts, qui traversez les eaux,

Ramenez des climats soumis aux trois couronnes

Vos perches, vos secteurs, et surtout deux Lapones.

Vous avez confirmé, dans ces lieux pleins d’ennui,

Ce que Newton connut sans sortir de chez lui.

Vous avez arpenté quelque faible partie

Des flancs toujours glacés de la terre aplatie.

Dévoilez ces ressorts qui font la pesanteur ;

Vous connaissez les lois qu’établit son auteur.

Parlez, enseignez-moi comment ses mains fécondes

Font tourner tant de cieux, graviter tant de mondes ;

Pourquoi vers le soleil notre globe entraîné

Se meut autour de soi sur son axe incliné ;

Parcourant en douze ans les célestes demeures,

D’où vient que Jupiter a son jour de dix heures,

Vous ne le savez point ; votre savant compas

Mesure l’univers et ne le connaît pas.

Je vous vois dessiner, par un art infaillible,

Les dehors d’un palais à l’homme inaccessible ;

Les angles, les côtés, sont marqués par vos traits :

Le dedans à vos yeux est fermé pour jamais.

Pourquoi donc m’affliger si ma débile vue

Ne peut percer la nuit sur mes yeux répandue ?

Je n’imiterai point ce malheureux savant (7)

Qui, des feux de l’Etna scrutateur imprudent,

Marchant sur des monceaux de bitume et de cendre,

Fut consumé du feu qu’il cherchait à comprendre.

Modérons-nous surtout dans notre ambition :

C’est du cœur des humains la grande passion.

L’empesé magistrat, le financier sauvage,

La prude aux yeux dévots, la coquette volage,

Vont en poste à Versailles essuyer des mépris,

Qu’ils reviennent soudain rendre en poste à Paris.

Les libres habitants des rives du Permesse

Ont saisi quelquefois cette amorce traîtresse :

Platon va raisonner à la cour de Denys ;

Racine, janséniste, est auprès de Louis ;

L’auteur voluptueux qui célébra Glycère

Prodigue au fils d’Octave un encens mercenaire.

Moi-même, renonçant à mes premiers desseins,

J’ai vécu, je l’avoue, avec des souverains (8).

Mon vaisseau fit naufrage aux mers de ces sirènes :

Leur voix flatta mes sens, ma main porta leurs chaînes.

On me dit : « Je vous aime, » et je crus comme un sot

Qu’il était quelque idée attachée à ce mot.

J’y fus pris ; j’asservis au vain désir de plaire

La mâle liberté qui fait mon caractère ;

Et, perdant la raison, dont je devais m’armer,

J’allai m’imaginer qu’un roi pouvait aimer.

Que je suis revenu de cette erreur grossière !

A peine de la cour j’entrai dans la carrière,

Que mon âme éclairée, ouverte au repentir,

N’eut d’autre ambition que d’en pouvoir sortir.

Raisonneurs beaux esprits, et vous qui croyez l’être,

Voulez-vous vivre heureux, vivez toujours sans maître.

O vous, qui ramenez dans les murs de Paris

Tous les excès honteux des mœurs de Sybaris,

Qui, plongés dans le luxe, énervés de mollesse,

Nourrissez dans votre âme une éternelle ivresse,

Apprenez, insensés qui cherchez le plaisir,

Et l’art de le connaître, et celui de jouir.

Les plaisirs sont les fleurs que notre divin maître

Dans les ronces du monde autour de nous fait naître.

Chacune a sa saison, et par des soins prudents

On peut en conserver pour l’hiver de nos ans.

Mais, s’il faut les cueillir, c’est d’une main légère ;

On flétrit aisément leur beauté passagère.

N’offrez pas à vos sens de mollesse accablés,

Tous les parfums de Flore à la fois exhalés ;

Il ne faut point tout voir, tout sentir, tout entendre ;

Quittons les voluptés pour savoir les reprendre.

Le travail est souvent le père du plaisir :

Je plains l’homme accablé du poids de son loisir,

Le bonheur est un bien que nous vend la nature.

Il n’est point ici-bas de moisson sans culture :

Tout veut des soins sans doute, et tout est acheté.

Regardez Brossoret (9) de sa table entêté,

Au sortir d’un spectacle, où de tant de merveilles

Le son, perdu pour lui, frappe en vain ses oreilles ;

Il se traîne à souper, plein d’un secret ennui,

Cherchant en vain la joie, et fatigué de lui.

Son esprit, offusqué d’une vapeur grossière,

Jette encor quelques traits sans force et sans lumière ;

Parmi les voluptés dont il croit s’enivrer,

Malheureux, il n’a pas le temps de désirer.

Jadis trop caressé des mains de la Mollesse,

Le Plaisir s’endormit au sein de la Paresse ;

La langueur l’accabla : plus de chants plus de vers,

Plus d’amour, et l’ennui détruisait l’univers.

Un dieu, qui prit pitié de la nature humaine,

Mit auprès du Plaisir le Travail et la Peine :

La Crainte s’éveilla, l’Espoir guida ses pas ;

Ce cortège aujourd’hui l’accompagne ici-bas.

Semez vos entretiens de fleurs toujours nouvelles :

Je le dis aux amants, je le répète aux belles.

Damon, tes sens trompeurs, et qui t-ont gouverné,

T’ont promis un bonheur qu’ils ne t’ont point donné.

Tu crois, dans les douceurs qu’un tendre amour apprête,

Soutenir de Daphné l’éternel tête à tête ;

Mais ce bonheur usé n’est qu’un dégoût affreux,

Et vous avez besoin de vous quitter tous deux.

Ah ! Pour vous voir toujours sans jamais vous déplaire,

Il faut un cœur plus noble, une âme moins vulgaire,

Un esprit vrai, sensé, fécond, ingénieux,

Sans humeur, sans caprice, et surtout vertueux :

Pour les cœurs corrompus l’amitié n’est point faite.

O divine amitié ! Félicité parfaite,

Seul mouvement de l’âme où l’excès soit permis,

Change en bien tous les maux où le ciel m’a soumis ;

Compagne de mes pas dans toutes mes demeures,

Dans toutes les saisons et dans toutes les heures,

Sans toi tout homme est seul ; il peut par ton appui

Multiplier son être et vivre dans autrui.

Idole d’un cœur juste, et passion du sage,

Amitié, que ton nom couronne cet ouvrage !

Qu’il préside à mes vers comme il règne en mon cœur !

Tu m’appris à connaître, à chanter le bonheur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1 – Cette épître fut imprimée séparément en 1738. (G.A.)

 

2 – C’est le philosophe, alors âgé de vingt-huit ans. (G.A.)

 

3 – Célèbre physicien et naturaliste, membre de l’Académie des sciences. (G.A.)

 

4 – M. du Faï était directeur du Jardin et du cabinet d’histoire naturelle du roi, qui avaient été très négligés jusqu’à lui, et qui ont été ensuite portés par M. de Buffon à un point qui fait l’admiration des étrangers. Il existe en Europe des cabinets plus riches dans quelques parties, mais il n’en est aucun d’aussi complet. (1748)

 

5 – MM. de Maupertuis, Clairaut, Le Monnier, etc., allèrent, en 1736, à Tornéa mesurer un degré du méridien, et ramenèrent deux Lapones. Les trois couronnes sont les armes de la Suède, à qui Tornéa appartient. (1748 et 1752)

 

6 – Dans les premières éditions, se trouvaient ici quatre vers à l’éloge de Maupertuis, que Voltaire retrancha après 1752. (G.A.)

 

7 – Empédocle. (G.A.)

 

8 – Ces deux vers et les quatorze suivants datent du retour de Berlin. (G.A.)

 

9 – C’était un conseiller au parlement, fort riche, homme voluptueux, qui faisait excellente chère. (1756) – Les premières éditions ne l’appelaient que Lucullus. (K.)

 

 

 

 

 

 

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