DIALOGUES ET ENTRETIENS - L’ÉDUCATION DES FILLES

Publié le par loveVoltaire

DIALOGUES ET ENTRETIENS - L’ÉDUCATION DES FILLES

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L’ÉDUCATION DES FILLES.

 

 

 

- 1761 -

 

 

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[Ce Dialogue, qui ne parut qu’en 1765 dans les Nouveaux mélanges, date, selon Decroix, de 1761. En ce temps-là, Voltaire avait recueilli mademoiselle Marie Corneille et s’occupait d’achever son éducation et de la marier. Voyez notre Avertissement en tête des Commentaires sur Corneille.] (G.A.)

 

 

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MÉLINDE.

 

Éraste sort d’ici, et je vous vois plongée dans une rêverie profonde. Il est jeune, bien fait, spirituel, riche, aimable, et je vous pardonne de rêver.

 

SOPHRONIE.

 

Il est tout ce que vous dites, je l’avoue.

 

MÉLINDE.

 

Et de plus, il vous aime.

 

SOPHRONIE.

 

Je l’avoue encore.

 

MÉLINDE.

 

Je crois que vous n’êtes pas insensible pour lui.

 

SOPHRONIE.

 

C’est un troisième aveu que mon amitié ne craint point de vous faire.

 

MÉLINDE.

 

Ajoutez-y un quatrième ; je vois que vous épouserez bientôt Éraste.

 

SOPHRONIE.

 

Je vous dirai, avec la même confiance, que je ne l’épouserai jamais.

 

MÉLINDE.

 

Quoi ! votre mère s’oppose à un parti si sortable ?

 

SOPHRONIE.

 

Non ? elle me laisse la liberté du choix ; j’aime Éraste, et je ne l’épouserai pas.

 

MÉLINDE.

 

Et quelle raison pouvez-vous avoir de vous tyranniser ainsi vous-même ?

 

SOPHRONIE.

 

La crainte d’être tyrannisée. Éraste a de l’esprit, mais il l’a impérieux et mordant ; il a des grâces, mais il en ferait bientôt usage pour d’autres que pour moi : je ne veux pas être la rivale d’une de ces personnes qui vendent leurs charmes, qui donnent malheureusement de l’éclat à celui qui les achète, qui révoltent la moitié d’une ville par leur faste, qui ruinent l’autre par l’exemple, et qui triomphent en public du malheur d’une honnête femme réduite à pleurer dans la solitude. J’ai une forte inclination pour Éraste, mais j’ai étudié son caractère ; il a trop contredit mon inclination : je veux être heureuse ; je ne le serais pas avec lui ; j’épouserai Ariste que j’estime, et que j’espère aimer.

 

MÉLINDE.

 

Vous êtes bien raisonnable pour votre âge. Il n’y a guère de filles que la crainte d’un avenir fâcheux empêche de jouir d’un présent agréable. Comment pouvez-vous avoir un tel empire sur vous-même ?

 

SOPHRONIE.

 

Ce peu que j’ai de raison, je le dois à l’éducation que m’a donnée ma mère. Elle ne m’a point élevée dans un couvent, parce que ce n’était pas dans un couvent que j’étais destinée à vivre. Je plains les filles dont les mères ont confié la première jeunesse à des religieux, comme elles ont laissé le soin de leur première enfance à des nourrices étrangères. J’entends dire que dans ces couvents, comme dans la plupart des collèges où les jeunes gens sont élevés, on n’apprend guère que ce qu’il faut oublier pour toute sa vie ; on ensevelit dans la stupidité les premiers de vos beaux jours. Vous ne sortez guère de votre prison que pour être promise à un inconnu qui vient vous épier à la grille ; quel qu’il soit, vous le regardez comme un libérateur, et, fût-il un singe, vous vous croyez trop heureuse : vous vous donnez à lui sans le connaître ; vous vivez avec lui sans l’aimer : c’est un marché qu’on a fait sans vous ; et bientôt après les deux parties se repentent.

 

 Ma mère m’a crue digne de penser de moi-même, et de choisir un jour un époux moi-même. Si j’étais née pour gagner ma vie, elle m’aurait appris à réussir dans les ouvrages convenables à mon sexe ; mais née pour vivre dans la société, elle m’a fait instruire de bonne heure dans tout ce qui regarde la société ; elle a formé mon esprit, en me faisant craindre les écueils du bel esprit ; elle m’a menée à tous les spectacles choisis qui peuvent inspirer le goût sans corrompre les mœurs, où l’on étale encore plus les dangers des passions que leurs charmes, où la bienséance règne, où l’on apprend à penser et à s’exprimer. La tragédie m’a paru souvent l’école de la grandeur d’âme, la comédie l’école des bienséances ; et j’ose dire que ces instructions, qu’on ne regarde que comme des amusements, m’ont été plus utiles que les livres. Enfin, ma mère m’a toujours regardée comme un être pensant dont il fallait cultiver l’âme, et non comme une poupée qu’on ajuste, qu’on montre, et qu’on renferme le moment d’après.

 

 

 

 

 

 

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