DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE - EXAGÉRATION.
Photo de PAPAPOUSS
EXAGÉRATION.
C’est le propre de l’esprit humain d’exagérer. Les premiers écrivains agrandirent la taille des premiers hommes, leur donnèrent une vie dix fois plus longue que la nôtre, supposèrent que les corneilles vivaient trois cents ans, les cerfs neuf cents, et les nymphes trois mille années. Si Xerxès passe en Grèce, il traîne quatre milles d’hommes à sa suite. Si une nation gagne une bataille, elle a presque toujours perdu peu de guerriers, et tué une quantité prodigieuse d’ennemis. C’est peut-être en ce sens qu’il est dit dans les Psaumes : Omnis homo mendax.
Quiconque fait un récit a besoin d’être le plus scrupuleux de tous les hommes, s’il n’exagère pas un peu pour se faire écouter. C’est là ce qui a tant décrédité les voyageurs, on se défie toujours d’eux. Si l’un a vu un chou grand comme une maison, l’autre a vu la marmite faite pour ce chou. Ce n’est qu’une longue unanimité de témoignages valides qui met à la fin le sceau de la probabilité aux récits extraordinaires.
La poésie est surtout le champ de l’exagération. Tous les poètes ont voulu attirer l’attention des hommes par des images frappantes. Si un dieu marche dans l’Iliade, il est au bout du monde à la troisième enjambée. Ce n’était pas la peine de parler des montagnes pour les laisser à leur place ; il fallait les faire sauter comme des chèvres, ou les fondre comme de la cire.
L’ode, dans tous les temps, a été consacrée à l’exagération. Aussi plus un nation devient philosophe, plus les odes à enthousiasme, et qui n’apprennent rien aux hommes, perdent de leur prix.
De tous les temps, a été consacrée à l’exagération. Aussi plus une nation devient philosophe, plus les odes à enthousiasme, et qui n’apprennent rien aux hommes, perdent de leur prix.
De tous les genres de poésie, celui qui charme le plus les esprits instruits et cultivés, c’est la tragédie. Quand la nation n’a pas encore le goût formé, quand elle est dans ce passage de la barbarie à la culture de l’esprit, alors presque tout dans la tragédie est gigantesque et hors de la nature.
Rotrou, qui avec du génie, travailla précisément dans le temps de ce passage, et qui donna dans l’année 1636 son Hercule mourant, commence par faire parler ainsi son héros (acte I, scène I) :
Père de la clarté, grand astre, âme du monde,
Quels termes n’a franchis ma course vagabonde ?
Sur quels bords a-t-on vu tes rayons étalés
Où ces bras triomphants ne se soient signalés ?
J’ai porté la terreur plus loin que ta carrière,
Plus loin qu’où tes rayons ont porté ta lumière ;
J’ai forcé des pays que le jour ne voit pas,
Et j’ai vu la nature au-delà de mes pas.
Neptune et ses Tritons ont vu d’un œil timide
Promener mes vaisseaux sur leur campagne humide.
L’air tremble, comme l’onde, au seul bruit de mon nom,
Et n’ose plus servir la haine de Junon.
Mais qu’en vain j’ai purgé le séjour où nous sommes !
Je donne aux immortels la peur que j’ôte aux hommes.
On voit par ces vers combien l’exagéré, l’ampoulé, le forcé, étaient encore à la mode ; et c’est ce qui doit faire pardonner à Pierre Corneille.
Il n’y avait que trois ans que Mairet avait commencé à se rapprocher de la vraisemblance et du naturel dans sa Sophonisbe. Il fut le premier en France qui non-seulement fit une pièce régulière, dans laquelle les trois unités sont exactement observées, mais qui connut le langage des passions, et qui mit de la vérité dans le dialogue. Il n’y a rien d’exagéré, rien d’ampoulé dans cette pièce. L’auteur tomba dans un vice tout contraire : c’est la naïveté et la familiarité, qui ne sont convenables qu’à la comédie. Cette naïveté plut alors beaucoup.
La première entrevue de Sophonisbe et de Massinisse charma toute la cour. La coquetterie de cette reine captive, qui veut plaire à son vainqueur, eut un prodigieux succès. On trouva même très bon que de deux suivantes qui accompagnaient Sophonisbe dans cette scène, l’une dît à l’autre, en voyant Massinisse attendri : Ma compagne, il se prend. Ce trait comique était dans la nature, et les discours ampoulés n’y sont pas ; aussi cette pièce resta plus de quarante années au théâtre.
L’exagération espagnole reprit bientôt sa place dans l’imitation du Cid que donna Pierre Corneille, d’après Guillem de Castro et Baptista Diamante, deux auteurs qui avaient traité ce sujet avec succès à Madrid. Corneille ne craignit point de traduire ces vers de Diamante :
Susangre, senor, que en humpo
Su sentimentio esplicava,
Por la boca que la vierté
De verse alli derramada
Por otro que por su rey.
Son sang sur la poussière écrivait mon devoir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ce sang qui, tout sorti, fume encor de courroux
De se voir répandu pour d’autres que pour vous.
Le comte de Gormaz ne prodigue pas des exagérations moins fortes quand il dit :
Grenade et l’Aragon tremblent quand ce fer brille,
Mon nom sert de rempart à toute la Castille.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le prince, pour essai de générosité,
Gagnerait des combats marchant à mon côté.
Non-seulement ces rodomontades étaient intolérables, mais elles étaient exprimées dans un style qui faisait un énorme contraste avec les sentiments si naturels et si vrais de Chimène et de Rodrigue.
Toutes ces images boursouflées ne commencèrent à déplaire aux esprits bien faits que lorsque enfin la politesse de la cour de Louis XIV apprit aux Français que la modestie doit être la compagne de la valeur ; qu’il faut laisser aux autres le soin de nous louer ; que ni les guerriers, ni les ministres, ni les rois, ne parlent avec emphase, et que le style boursouflé est le contraire du sublime.
On n’aime point aujourd’hui qu’Auguste parle de l’empire absolu qu’il a sur tout le monde, et de son pouvoir souverain sur la terre et sur l’onde ; on n’entend plus qu’en souriant Émilie dire à Cinna (acte III, scène IV) :
Pour être plus qu’un roi, tu te crois quelque chose.
Jamais il n’y eut en effet d’exagération plus outrée. Il n’y avait pas longtemps que des chevaliers romains des plus anciennes familles, un Septime, un Achillas, avaient été aux gages de Ptolémée, roi d’Égypte. Le sénat de Rome pouvait se croire au-dessus des rois ; mais chaque bourgeois de Rome ne pouvait avoir cette prétention ridicule. On haïssait le nom de roi à Rome, comme celui de maître, dominus ; mais on ne le méprisait pas. On le méprisait si peu que César l’ambitionna, et ne fut tué que pour l’avoir recherché. Octave lui-même, dans cette tragédie, dit à Cinna :
Bien plus, ce même jour je te donne Emilie,
Le digne objet des vœux de toute l’Italie,
Et qu’ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu’en te couronnant roi je t’aurais donné moins.
Le discours d’Émilie est donc non-seulement exagéré, mais entièrement faux.
Le jeune Ptolémée exagère bien davantage, lorsqu’en parlant d’une bataille qu’il n’a point vue, et qui s’est donnée à soixante lieues d’Alexandrie, il décrit « des fleuves teints de sang, rendus plus rapides par le débordement des parricides ; des montagnes de morts privés d’honneurs suprêmes, que la nature force à se venger eux-mêmes, et dont les troncs pourris exhalent de quoi faire la guerre au reste des vivants ; et la déroute orgueilleuse de Pompée, qui croit que l’Egypte, en dépit de la guerre, ayant sauvé le ciel, pourra sauver la terre, et pourra prêter l’épaule au monde chancelant. »
Ce n’est point ainsi que Racine fait parler Mithridate d’une bataille dont il sort :
Je suis vaincu : Pompée a saisi l’avantage
D’une nuit qui laissait peu de place au courage.
Mes soldats presque nus dans l’ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant les alarmes,
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin toute l’horreur d’un combat ténébreux :
Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste ?
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste ;
Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
Qu’au bruit de mon trépas que je laisse après moi.
Mithridate, II, scène III.
C’est là parler en homme. Le roi Ptolémée n’a parlé qu’en poète ampoulé et ridicule.
L’exagération s’est réfugiée dans les oraisons funèbres ; on s’attend toujours à l’y trouver, on ne regarde jamais ces pièces d’éloquence que comme des déclamations : c’est donc un grand mérite dans Bossuet d’avoir su attendrir et émouvoir dans un genre qui semble fait pour ennuyer.