JUGEMENT SUR VOLTAIRE de Edgar QUINET
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JUGEMENT SUR VOLTAIRE
DE
Edgar QUINET
1803 - 1875
ÉCRIVAIN et HISTORIEN FRANÇAIS
Je suis des yeux, pendant quarante années, le règne d’un homme qui est à lui seul la direction spirituelle, non de son pays, mais de son époque. Du fond de sa chambre, il gouverne le royaume des esprits ; les intelligences se règlent chaque jour sur la sienne ; une parole écrite de sa main parcourt en un moment l’Europe. Les princes l’aiment, les rois le craignent ; ils ne croient pas être sûrs de leur royaume, s’il n’est pas avec eux. Les peuples, de leur côté, adoptent sans discuter, et répètent à l’envi chacune des syllabes qui tombent de sa plume. Qui exerce cette incroyable puissance, que l’on n’avait pas vue nulle part depuis le moyen-âge ? Est-ce un autre Grégoire VII ? Est-ce un pape ? Non, c’est Voltaire.
Comment la puissance des premiers a-t-elle passé à l’autre ? Se peut-il que la terre tout entière ait été dupe d’un mauvais génie, envoyé par l’enfer ? Pourquoi cet homme s’est-il assis sans contestation sur le trône des esprits ? C’est que d’abord il faisait bien souvent l’œuvre réservée dans le moyen âge à la papauté. Partout où éclate la violence, l’injustice, je le vois qui la frappe de l’anathème de l’esprit. Qu’importait que la violence s’appelât Inquisition, Saint-Barthélémy, guerre Sacrée ? Il se plaçait dans une région supérieure à la papauté du moyen-âge. Dominant toutes les sectes, tous les cultes, c’était la première fois qu’on voyait la justice idéale frapper la violence ou le mensonge partout où ils apparaissaient.
… Voltaire est l’ange d’extermination, envoyé par Dieu contre son Église pécheresse.
Il ébranle, avec un rire, les portes de l’Église… C’est le rire de l’esprit universel qui prend en dédain toutes les formes particulières, comme autant de difformités, c’est l’idéal qui se joue au réel. Au nom des générations muettes…. Il s’arme de tout le sang qu’elle (l’Église) a versé, de tous les bûchers, de tous les échafauds qu’elle a élevés, et qui devaient tôt ou tard se retourner contre elle… Ce qui fait de la colère de Voltaire un grand acte de la Providence, c’est qu’il frappe, il bafoue, il accable l’Église infidèle, par les armes de l’esprit chrétien. Humanité, charité, fraternité, ne sont-ce pas là les sentiments révélés par l’Évangile ? Il les retourne avec une force irrésistible contre les violences des faux docteurs de l’Évangile… L’esprit de Voltaire se promène ainsi sur la face de la cité divine ; il frappe à la fois de l’éclair, du glaive, du sarcasme. Il verse le fiel, l’ironie et la cendre. Quand il est las, une voix le réveille et lui crie : Continue ! Alors il recommence ; il s’acharne ; il creuse ce qu’il a déjà creusé ; il ébranle ce qu’il a déjà ébranlé ; il brise ce qu’il a déjà brisé ! Car une œuvre si longue, jamais interrompue et toujours heureuse, ce n’est pas l’affaire seulement d’un individu ; c’est la vengeance de Dieu trompé qui a pris l’ironie de l’homme pour instrument de colère.
Non, cet homme ne s’appartient pas ; il est conduit par une force supérieure. En même temps qu’il renverse d’une main, il fonde de l’autre ; et là est la merveille de sa destinée. Il emploie toutes ses facultés railleuses à renverser les barrières des Églises particulières ; mais il y a chez lui un autre homme ; plein de ferveur, celui-ci établit sur les ruines l’orthodoxie du sens commun.
Il sent de toutes ses fibres le faux, le mensonge, l’injustice, non pas seulement dans un moment du temps, mais dans chacune des pulsations du genre humain…. Voltaire fait du droit chrétien le droit commun de l’humanité… Voltaire enveloppe la terre entière dans le droit de l’Évangile.
… Où a-il appris à se sentir contemporain de tous les siècles, à être blessé jusque dans le plus intime de son être par telle violence individuelle, commise il y a quinze cents ans ? Que signifie cette protestation universelle de chaque jour contre la force ? Cette indignation que ni l’éloignement de l’espace, ni les siècles des siècles ne peuvent calmer ? Que veut ce vieillard qui n’a que le souffle, et qui se fait le concitoyen, l’avocat, le journaliste de toutes les sociétés présentes et passées ?
… Quel est cet étrange instinct qui pousse cet homme à être partout sensible et présent dans le passé ? D’où vient cette charité nouvelle qui traverse les temps et l’espace ?
Qu’est-ce que cela, je vous prie, si ce n’est l’esprit chrétien lui-même, l’esprit universel de solidarité, de fraternité, de vigilance, qui vit, sent, souffre et reste dans une étroite communion avec toute l’humanité présente et passée ? Voilà pourquoi la terre a proclamé cet homme comme la parole vivante de l’humanité dans le XVIIIe siècle. On ne s’est pas trompé sur les apparences ; il déchirait la lettre ; il faisait éclater l’esprit universel. Voilà pourquoi nous le proclamons encore.
… Quelques personnes se sont écriées avec joie : Voltaire a disparu ; il a péri dans le gouffre avec toute sa renommée. Mais c’était là un des artifices de la gloire véritable, les médiocres seuls en sont la dupe. La poussière retombe, l’esprit de lumière que l’on croyait éteint reparaît ; il rit de la fausse joie des ténèbres. Comme un ressuscité, il brille d’un plus pur éclat, et le siècle qui avait commencé par le renier du bout des lèvres, s’achève en le confirmant dans tout ce qu’il a d’immortel.
(Les Jésuites, l’Ultramontanisme.)