DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE - CERTAIN - CERTITUDE
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CERTAIN, CERTITUDE
Je suis certain ; j’ai des amis ; ma fortune est sûre ; mes parents ne m’abandonneront jamais ; on me rendra justice ; mon ouvrage est bon, il sera bien reçu ; on me doit, on me payera ; mon amant sera fidèle, il l’a juré ; le ministre m’avancera, il l’a promis en passant : toutes paroles qu’un homme qui a un peu vécu raye de son dictionnaire.
Quand les juges condamnèrent Langlade, Lebrun, Calas, Sirven, Martin, Montbailli (1), et tant d’autres, reconnus depuis pour innocents, ils étaient certains, ou ils devaient l’être, que tous ces infortunés étaient coupables ; cependant ils se trompèrent.
Il y a deux manières de se tromper, de mal juger, de s’aveugler : celle d’errer en homme d’esprit, et celle de décider comme un sot.
Les juges se trompèrent en gens d’esprit dans l’affaire de Langlade, ils s’aveuglèrent sur des apparences qui pouvaient éblouir ; ils n’examinèrent point assez les apparences contraires ; ils se servirent de leur esprit pour se croire certains que Langlade avait commis un vol qu’il n’avait certainement pas commis : et sur cette pauvre certitude incertaine de l’esprit humain ; un gentilhomme fut appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, de là replongé sans secours dans un cachot, et condamné aux galères, où il mourut ; sa femme renfermée dans un autre cachot avec sa fille âgée de sept ans, laquelle depuis épousa un conseiller au même parlement qui avait condamné le père aux galères, et la mère au bannissement.
Il est clair que les juges n’auraient pas prononcé cet arrêt, s’ils n’avaient été certains. Cependant, dès le temps même de cet arrêt, plusieurs personnes savaient que le vol avait été commis par un prêtre nommé Gagnat, associé avec un voleur de grand chemin ; et l’innocence de Langlade ne fut reconnue qu’après sa mort.
Ils étaient de même certains, lorsque, par une sentence en première instance, ils condamnèrent à la roue l’innocent Lebrun qui, par arrêt rendu sur son appel, fut brisé dans les tortures, et en mourut.
L’exemple des Calas et des Sirven est assez connu ; celui de Martin l’est moins. C’était un bon agriculteur d’auprès de Bar en Lorraine. Un scélérat lui dérobe son habit, et va, sous cet habit, assassiner sur le grand chemin un voyageur qu’il savait chargé d’or, et dont il avait épié la marche. Martin est accusé, son habit dépose contre lui ; les juges regardent cet indice comme une certitude. Ni la conduite passée du prisonnier, ni une nombreuse famille qu’il élevait dans la vertu, ni le peu de monnaie trouvé chez lui, probabilité extrême qu’il n’avait point volé le mort, rien ne peut le sauver. Le juge subalterne se fait un mérite de sa rigueur. Il condamne l’innocent à être roué ; et, par une fatalité malheureuse, la sentence est confirmée à la Tournelle. Le vieillard Martin est rompu vif en attestant Dieu de son innocence jusqu’au dernier soupir. Sa famille se disperse ; son petit bien est confisqué. A peine ses membres rompus sont-ils exposés sur le grand chemin, que l’assassin qui avait commis le meurtre et le vol est mis en prison pour un autre crime ; il avoue, sur la roue à laquelle il est condamné à son tour, que c’est lui seul qui est coupable du crime pour lequel Martin a souffert la torture et la mort.
Montbailli, qui dormait avec sa femme, est accusé d’avoir, de concert avec elle, tué sa mère, morte évidemment d’apoplexie : le conseil d’Arras condamne Montbailli à expirer sur la roue, et sa femme à être brûlée. Leur innocence est reconnue, mais après que Montbailli a été roué.
Écartons ici la foule de ces aventures funestes qui font gémir sur la condition humaine ; mais gémissons du moins sur la certitude prétendue que les juges croient avoir quand ils rendent de pareilles sentences.
Il n’y a nulle certitude, dès qu’il est physiquement ou moralement possible que la chose soit autrement. Quoi ! Il faut une démonstration pour oser assurer que la surface d’une sphère est égale à quatre fois l’aire de son grand cercle, et il n’en faudra pas pour arracher la vie à un citoyen par un supplice affreux !
Si tel est le malheur de l’humanité, qu’on soit obligé de se contenter d’extrêmes probabilités, il faut du moins consulter l’âge, le rang, la conduite de l’accusé, l’intérêt qu’il peut avoir eu à commettre le crime, l’intérêt de ses ennemis à le perdre ; il faut que chaque juge se dise : La postérité, l’Europe entière ne condamnera-t-elle pas ma sentence ? Dormirai-je tranquille, les mains teintes du sang innocent ?
Passons de cet horrible tableau à d’autres exemples d’une certitude qui conduit droit à l’erreur.
Pourquoi te charges-tu de chaînes, fanatique et malheureux santon ? Pourquoi as-tu mis à ta vilaine verge un gros anneau de fer ? − C’est que je suis certain d’être placé un jour dans le premier des paradis, à côté du grand prophète. − Hélas ! Mon ami, viens avec moi dans ton voisinage au mont Athos, et tu verras trois mille gueux qui sont certains que tu iras dans le gouffre qui est le pont aigu, et qu’ils iront tous dans le premier paradis.
Arrête misérable veuve malabre ! Ne crois point ce fou qui te persuade que tu seras réunie à ton mari dans les délices d’un autre monde si tu te brûles sur son bûcher. − Non, je me brûlerai ; je suis certaine de vivre dans les délices avec mon époux : mon brame me l’a dit.
Prenons des certitudes moins affreuses, et qui aient un peu plus de vraisemblance.
Quel âge a votre ami Christophe ? − Vingt-huit ans ; j’ai vu son contrat de mariage, son extrait baptistaire, je le connais dès son enfance ; il a vingt-huit ans, j’en ai la certitude, j’en suis certain.
A peine ai-je entendu la réponse de cet homme si sûr de ce qu’il dit, et de vingt autres qui confirment la même chose, que j’apprends qu’on a antidaté par des raisons secrètes, et par un manège singulier, l’extrait baptistaire de Christophe. Ceux à qui j’avais parlé n’en savent encore rien ; cependant ils ont toujours la certitude de ce qui n’est pas.
Si vous aviez demandé à la terre entière avant le temps de Copernic : Le soleil est-il levé ? S’est-il couché aujourd’hui ? Tous les hommes vous auraient répondu : nous en avons une certitude entière. Ils étaient certains, et ils étaient dans l’erreur.
Les sortilèges, les divinations, les obsessions, ont été longtemps la chose du monde la plus certaine aux yeux de tous les peuples. Quelle foule innombrable de gens qui ont vu toutes ces belles choses, qui ont été certains ? Aujourd’hui cette certitude est un peu tombée.
Un jeune homme qui commence à étudier la géométrie vient me trouver ; il n’en est encore qu’à la définition des triangles. N’êtes-vous pas certain, lui dis-je, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits ? Il me répond que non-seulement il n’en est point certain, mais qu’il n’a pas même d’idée nette de cette proposition : je la lui démontre ; il en devient alors très certain, et il le sera pour toute sa vie.
Voilà une certitude bien différente des autres : elles n’étaient que des probabilités, et ces probabilités examinées sont devenues des erreurs ; mais la certitude mathématique est immuable et éternelle.
J’existe, je pense, je sens de la douleur ; tout cela est-il aussi certain qu’une vérité géométrique ? Oui, tout douleur que je suis, je l’avoue. Pourquoi ? C’est que ces vérités sont prouvées par le même principe qu’une chose ne peut être et n’être pas en même temps. Je ne peux en même temps exister et n’exister pas, sentir et ne sentir pas. Un triangle ne peut en même temps avoir cent quatre-vingt degrés, qui sont la somme de deux angles droits, et ne les avoir pas.
La certitude physique de mon existence, de mon sentiment, et la certitude mathématique, sont donc de même valeur, quoiqu’elles soient d’un genre différent.
Il n’en est pas de même de la certitude fondée sur les apparences, ou sur les rapports unanimes que nous font les hommes.
Mais quoi ! Me dites-vous, n’êtes-vous pas certain que Pékin existe ? N’avez-vous pas chez vous des étoffes de Pékin ? Des gens de différents pays, de différentes opinions, et qui ont écrit violemment les uns contre les autres, en prêchant tous la vérité à Pékin, ne vous ont-ils pas assuré de l’existence de cette ville ? Je réponds qu’il m’est extrêmement probable qu’il y avait alors une ville de Pékin ; mais je ne voudrais point parier ma vie que cette ville existe ; et je parierai quand on voudra, ma vie, que les trois angles d’un triangle sont égaux à deux droits.
On a imprimé dans le Dictionnaire encyclopédique une chose fort plaisante ; on y soutient qu’un homme devrait être aussi sûr, aussi certain que le maréchal de Saxe est ressuscité, si tout Paris le lui disait, qu’il est sûr que le maréchal de Saxe a gagné la bataille de Fontenoi, quand tout Paris le lui dit. Voyez, je vous prie, combien ce raisonnement est admirable. Je crois tout Paris quand il me dit une chose moralement possible ; donc je dois croire tout Paris quand il me dit une chose moralement et physiquement impossible.
Apparemment que l’auteur de cet article voulait rire, et que l’autre auteur qui s’extasie à la fin de cet article, et écrit contre lui-même, voulait rire aussi.
Pour nous, qui n’avons entrepris ce petit Dictionnaire que pour faire des questions, nous sommes bien loin d’avoir de la certitude.
1 – Voltaire a pris en main la cause de presque tous ces martyrs des erreurs judiciaires. (G.A.)