SATIRE - DES CALOMNIES CONTRE LES ÉCRIVAINS DE RÉPUTATION.
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DES CALOMNIES CONTRE
LES ÉCRIVAINS DE RÉPUTATION.
Il s’est glissé dans la république des lettres une peste cent fois plus dangereuse ; c’est la calomnie, qui va effrontément, sous le nom de justice et de religion, soulever les puissances et le public contre des philosophes, contre les plus paisibles des hommes, incapables de jamais nuire, par cela même qu’ils sont philosophes.
J’ai entendu demander souvent : Pourquoi Charron a-t-il été calomnié et persécuté, et que Montaigne, le libre, le pyrrhonien, le hardi Montaigne, et Rabelais même, ne l’ont jamais été ? Pourquoi Socrate a-t-il été condamné à mort, et Spinosa a-t-il vécu tranquille ? Pourquoi La Mothe Le Vahier, cent fois plus hardi, plus cynique que Bayle, a-t-il été précepteur de deux enfants de Louis XIII, et que Bayle a été accablé ? Pourquoi Descartes et Wolf, les deux lumières de leur siècle, ont-ils été chassés l’un d’Ultrech, et l’autre de l’université de Hall, et que tant d’autres qui ne les valaient pas ont été comblés d’honneurs ? On rapportait tous ces événements à la fortune, etc.
Et moi je dis : Examiner bien les sources des persécutions qu’ont essuyées ces grands hommes, vous trouverez que ce sont des gens de lettres, des sophistes, des professeurs, des prêtres, qui les ont excitées ; lisez, si vous pouvez, toutes les injures qu’on a vomies contre les meilleurs écrivains, vous ne trouverez pas un seul libelle qui n’ait été écrit par un rival. On appelle les belles-lettres humaniores litterœ, les lettres humaines ; mais, dit un homme d’esprit, en voyant cette fureur réciproque de ceux qui les cultivent, on les appellera plutôt les lettres inhumaines (1) ; Je ne veux point m’étendre ici sur les persécutions qui ont privé de leur liberté, de leur patrie, ou de la vie même, tant de grands personnages dont les noms sont consacrés à la postérité : je ne veux parler ici que de cette persécution sourde que fait continuellement la calomnie, de cet acharnement à composer des libelles, à diffamer ceux qu’on voudrait détruire.
La jalousie, la pauvreté, la liberté d’écrire, sont trois sources intarissables de ce poison. Je conserve précieusement, parmi plusieurs lettres assez singulières que j’ai reçues dans ma vie, celle d’un écrivain (2) qui a fait imprimer plus d’un ouvrage. La voici :
« Monsieur, étant sans ressource, j’ai composé un ouvrage contre vous ; mais si vous voulez m’envoyer deux cents écus, je vous remettrai fidèlement tous les exemplaires, etc., etc. »
Je rappellerai encore ici la réponse que fit, il y a quelques années, un de ces malheureux écrivains (3) à un magistrat qui lui reprochait ses libelles scandaleux : « Monsieur, dit-il, il faut que je vive. »
Il s’est trouvé réellement des hommes assez perdus d’honneur pour faire un métier public de ces scandales : semblables à ces assassins à gages, ou à ces monstres du siècle passé qui gagnaient leur vie à vendre des poisons.
Mais je ne crois pas que depuis que les hommes sont méchants et calomniateurs, on ait jamais mis au jour un libelle aussi déshonorant pour l’humanité que celui qui a paru à Paris au mois de janvier de cette année 1739, sous le titre de Voltairomanie, ou Mémoire d’un jeune avocat (1738, in-12.)
C’est de quoi je suis obligé par toutes les lois de l’honneur de dire un mot ici ; et je prie tout lecteur attentif de vouloir bien examiner une cause qui devient l’affaire de tout honnête homme : car quel homme de bien n’est pas exposé à la calomnie plus ou moins publique ? Tout lecteur sage est, en de pareilles circonstances, un juge qui décide de la vérité et de l’honneur en dernier ressort, et c’est à son cœur que l’injustice et la calomnie crient vengeance.
1 – Voltaire a dit cela dans sa lettre au Père Porée en date du 7 janvier 1730, mais je doute qu’il veuille se désigner ici. (G.A.)
2 – La Jonchère.
3 – L’abbé Desfontaines.