ODE - SUR LE FANATISME
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SUR LE FANATISME.
Charmante et sublime Émilie (1),
Amante de la Vérité,
Ta solide philosophie
T’a prouvé la Divinité.
Ton âme éclairée et profonde,
Franchissant les bornes du monde,
S’élance au sein de son auteur.
Tu parais son plus bel ouvrage ;
Et tu lui rends un digne hommage,
Exempt de faiblesse et d’erreur.
Mais si les traits de l’Athéisme
Sont repoussés par ta raison,
De la coupe du Fanatisme
Ta main renverse le poison :
Tu sers la justice éternelle,
Sans l’âcreté de ce faux zèle
De tant de dévots malfaisants (2),
Tel qu’un sujet sincère et juste
Sait approcher d’un trône auguste
Sans les vices des courtisans.
Ce Fanatisme sacrilège
Est sorti du sein des autels ;
Il les profane, il les assiége,
Il en écarte les mortels,
O Religion bienfaisante,
Ce farouche ennemi se vante
D’être né dans ton chaste flanc !
Mère tendre, mère adorable,
Croira-t-on qu’un fils si coupable
Ait été formé de ton sang ?
On a vu souvent des athées
Estimables dans leurs erreurs ;
Leurs opinions infectées
N’avaient point corrompu leurs mœurs.
Spinosa fut toujours fidèle
A la loi pure et naturelle
Du Dieu qu’il avait combattu ;
Et ce Desbarreaux qu’on outrage (3)
S’il n’eut pas les clartés du sage,
En eut le cœur et la vertu.
Je sentirais quelque indulgence
Pour un aveugle audacieux
Qui nierait l’utile existence
De l’astre qui brille à mes yeux.
Ignorer ton être suprême,
Grand Dieu ! C’est un moindre blasphème,
Et moins digne de ton courroux,
Que de te croire impitoyable,
De nos malheurs insatiable,
Jaloux, injuste comme nous.
Lorsqu’un dévot atrabilaire,
Nourri de superstition,
A, par cette affreuse chimère,
Corrompu sa religion,
Le voilà stupide et farouche ;
Le fiel découle de sa bouche,
Le fanatisme arme son bras ;
Et, dans sa piété profonde,
Sa rage immolerait le monde
A son Dieu, qu’il ne connaît pas.
Ce sénat proscrit dans la France,
Cette infâme Inquisition,
Ce tribunal où l’ignorance
Traîna si souvent la raison ;
Ces Midas en mitre, en soutane,
Au philosophe de Toscane
Sans rougir ont donné des fers.
Aux pieds de leur troupe aveuglée,
Abjurez, sage Galilée,
Le système de l’univers.
Ecoutez ce signal terrible
Qu’on vient de donner dans Paris ;
Regardez ce carnage horrible,
Entendez ces lugubres cris ;
Le frère est teint du sang du frère,
Le fils assassine son père,
La femme égorge son époux ;
Leurs bras sont armés par des prêtres.
O ciel ! Sont-ce là les ancêtres
De ce peuple léger et doux ?
Jansénistes et Molinistes,
Vous qui combattez aujourd’hui
Avec les raisons des sophistes,
Leurs traits, leur bile et leur ennui,
Tremblez qu’enfin votre querelle
Dans vos murs un jour ne rappelle
Ces temps de vertige et d’horreur ;
Craignez ce zèle qui vous presse :
On ne sent pas dans son ivresse
Jusqu’où peut aller sa fureur.
Malheureux, voulez-vous entendre
La loi de la religion ?
Dans Marseille il fallait l’apprendre
Au sein de la contagion,
Lorsque la tombe était ouverte,
Lorsque la Provence, couverte
Par les semences du trépas,
Pleurant ses villes désolées
Et ses campagnes dépeuplées,
Fit trembler tant d’autres Etats.
Belzunce (4), pasteur vénérable,
Sauvait son peuple périssant ;
Langeron, guerrier secourable,
Bravait un trépas renaissant ;
Tandis que vos lâches cabales
Dans la mollesse et les scandales
Occupaient votre oisiveté
De la dispute ridicule
Et sur Quesnel et sur la bulle (5),
Qu’oubliera la postérité.
Pour instruire la race humaine
Faut-il perdre l’humanité ?
Faut-il le flambeau de la Haine
Pour nous montrer la Vérité ?
Un ignorant, qui de son frère
Soulage en secret la misère,
Est mon exemple et mon docteur ;
Et l’esprit hautain qui dispute,
Qui condamne, qui persécute,
N’est qu’un détestable imposteur.
1 – Cette ode est de l’année 1732. Elle est adressée à l’illustre marquise du Châtelet, qui s’est rendue par son génie l’admiration de tous les vrais savants et de tous les bons esprits de l’Europe. (1748) − Quoi que dise ici Voltaire, cette ode doit être de 1736 ; car dans une lettre à Cideville, 30 mai de ladite année, il nous semble qu’il en parle comme d’une nouveauté. (G.A.)
2 – Faux dévots. (1742)
3 – Il était conseiller au parlement : il paya à des plaideurs les frais de leur procès qu’il avait trop différé de rapporter. (1742)
4 – M. de Belzunce, évêque de Marseille, et M. de Langeron, commandant, allaient porter eux-mêmes les secours et les remèdes aux pestiférés moribonds, dont les médecins et les prêtres n’osaient approcher. (1748)
5 – Bulle Unigenitus. (G.A.)