MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Les colimaçons - Partie 3

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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Les colimaçons - Partie 3

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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.

 

 

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LES COLIMAÇONS

 

 

DU RÉVÉREND PÈRE L'ESCARBOTIER,

PAR LA GRÂCE DE DIEU CAPUCIN INDIGNE,

PRÉDICATEUR ORDINAIRE ET CUISINIER DU

GRAND COUVENT DE LA VILLE DE CLERMONT

EN AUVERGNE, AU RÉVÉREND PÈRE ÉLIE,

CARME DÉCHAUSSÉ, DOCTEUR EN THÉOLOGIE.

 

 

 

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TROISIÈME LETTRE,

 

DU RÉVÉREND PÈRE DE L'ESCARBOTIER.

 

 

 

 

 

      Je vous envoie, mon révérend père, une dissertation d'un physicien de Saint-Flour en Auvergne, à laquelle je n'entends rien. Je vous supplie de m'en dire votre avis. Je n'ai pas le temps de vous écrire tout au long. Je sors de chaire, et je vais à la cuisine. Dieu vous soit en aide.

 

 

 

DISSERTATION DU PHYSICIEN DE SAINT-FLOUR.

 

 

 

     J'adore l'intelligence suprême dans un colimaçon et dans des millions de soleils allumés par sa puissance éternelle ; mais je ne connais ni la structure intime de ces mondes, ni celle d'un colimaçon. Par quel art le polype (si c'est un animal, ce qui n'est pas assurément éclairci) renaît-il quand on l'a coupé en cent morceaux, et produit-il ses semblables des débris mêmes de son corps ? par quel mystère non moins incompréhensible le limaçon reprend-il une tête nouvelle avec les organes de la génération ? Il est doué certainement du mouvement spontané, de volonté, et de désirs. A-t-il ce qu'on appelle une âme ? Je fais gloire de n'en rien savoir et d'ignorer ce que c'est qu'une âme Tout ce que je sais avec certitude, c'est que la génération des colimaçons est aussi ancienne que le monde, et qu'il est aussi vrai qu'il est né de son semblable, qu'il est vrai que rien ne se fait de rien depuis qu'il existe quelque chose.

 

      Presque tous les philosophes savent aujourd'hui combien on s'empressa de se tromper, il y a environ quinze ans, quand le jésuite irlandais nommé Neddham s'avisa de croire et de faire croire que non-seulement il avait fait des anguilles avec de la farine de blé ergoté et avec du jus de mouton bouilli au feu, mais même que ces anguilles en avaient produit d'autres, et que, dans plusieurs de ses expériences, les végétaux s'étaient changés en animaux. Needham, aussi étrange raisonneur que mauvais chimiste, ne tira pas de cette prétendue expérience les conséquences naturelles qui se présentent. Ses supérieurs ne l'eussent pas souffert. Il était en France déguisé en homme, et attaché à un archevêque : personne ne savait qu'il fût jésuite.

 

      Un géomètre, un philosophe, un homme qui a rendu de grands services à la physique et dont j'ai toujours estimé les travaux, l'érudition, et l'éloquence (1), eut le malheur d'être séduit par cette expérience chimérique. Presque tous nos physiciens furent entraînés dans l'erreur comme lui. Il arriva enfin qu'un charlatan ignorant tourna la tête à des philosophes savants. C'est ainsi qu'un gros commis des fermes, dans la Basse-Bretagne, comme on l'a déjà dit (2), nommé Malcrais de La Vigne, fit accroire à tous les beaux esprits de Paris qu'il était une jeune et jolie femme, laquelle faisait fort bien des vers.

 

      Si Needham le jésuite avait été en effet un bon physicien, si ses observations avaient été justes si du persil se change en animal, si de la colle de farine, du jus de mouton bien bouilli et bien bouché dans un vase de verre inaccessible à l'action de l'air, produisent des anguilles qui deviennent bientôt mères, voilà toute la nature bouleversée (3).

 

      Il est triste que l'académicien qui se laissa tromper par les fausses expériences de Needham, se soit hâté de substituer à l'évidence des germes ses molécules organiques. Il forma un univers. On avait déjà dit que la plupart des philosophes, à l'exemple du chimérique Descartes, avaient voulu ressembler à Dieu, et faire un monde avec la parole.

 

      A peine le père des molécules organiques était à moitié chemin de sa création, que voilà les anguilles mères et filles qui disparaissent. M. Spallanzani, excellent observateur, fait voir à l'œil la chimère de ces prétendus animaux, nés de la corruption, comme la raison la démontrait à l'esprit. Les molécules organiques s'enfuient avec les anguilles dans le néant dont elles sont sorties : elles vont y trouver l'attraction par laquelle un songe creux formait les enfants dans sa Vénus physique ; Dieu rentre dans ses droits ; il dit à tous les architectes de systèmes, comme à la mer : Procedes huc, et non ibis ampliùs.

 

     Il est donné à l'homme de voir, de mesurer, de compter, et de peser les œuvres de Dieu ; mais il ne lui est pas donné de les faire.

 

      Maillet, consul au Caire imagina que la mer avait tout fait, que ses eaux avaient formé les montagnes, et que les hommes devaient leur origine aux poissons. Le même physicien qui, malgré ses lumières, adopta les anguilles de Needham, donna encore dans les montagnes de Maillet. Il est si persuadé de la formation de ses montagnes, qu'il se moque de ceux qui n'en croient rien. Cela s'appelle, en vérité, se moquer du monde. Mais s'il lui est permis, comme à tout homme persuadé, de traiter du haut en bas les incrédules, il n'est pas défendu aux incrédules de lui exposer modestement leurs doutes. Il doit du moins pardonner à celui qui a dit que la formation des mers par le Caucase et par les Alpes serait encore moins ridicule que la formation des Alpes et du Caucase par les mers.

 

     Comment l'océan, par son flux et par ses courants, aurait-il élevé le mont Saint-Gothard de 16,500 pieds au-dessus du niveau de la mer, telle qu'elle est aujourd'hui ? Le lit qui est à présent celui de l'océan était, dit-on, terre ferme alors, et les Alpes étaient mer. Mais ne voit-on pas que le lit de l'océan est creusé, et que, sans cette profondeur, la mer couvrirait la superficie du globe ? Comment l'océan aurait-il pu se percher d'un côté sur le mont Blanc, et de l'autre sur les Cordillières, à 16, à 17 mille pieds de haut, et laisser à sec toutes les plaines sans eau de rivière ? Tout cela n'est-il pas d'une impossibilité démontrée, et n'est-ce pas l'histoire surnaturelle plutôt que la naturelle ?

 

      Pour se tirer de cet embarras, on a recours aux îles qui sont des roches, et on prétend que la terre, qui était alors à la place de l'océan, avait ses rivières qui descendaient de ces îles. Mais il n'y a pas une seule île considérable dans la mer Pacifique, depuis Panama jusqu'aux Mariannes dans l'espace de 110 degrés. On ne voit pas dans les mers du Sud et du Nord une île qui ait une rivière de 100 pieds de large. Peut-on s'aveugler au point de ne pas voir que les montagnes des deux continents sont des pièces essentielles à la machine du globe, comme les os le sont aux bipèdes et aux quadrupèdes !

 

      Mais la mer a quitté ses rivages ; elle a laissé à sec les ruines de Carthage ; Ravenne n'est plus un port de mer, etc. Eh bien ! Parce que la mer se sera retirée de 10 à 20 mille pas d'un côté, cela prouve-t-il qu'elle ait voyagé pendant des multitudes de siècles, à mille, à deux mille lieues sur la cime des montagnes ? « Oui, dites-vous, car on trouve partout des coquilles de mer, et le porphyre n'est composé que de pointes d'oursin. Il y a des glossopètres, des langues de chiens marin pétrifiées sur les plus hautes montagnes ; les cornes d'Ammon, qui sont des pétrifications du nautilus, poisson des Indes, sont communes dans les Alpes ; enfin le falun de Touraine, avec lequel on fume les terres, est un long amas de coquilles. On voit de ces tas de coquilles aux environs de Paris et de Reims, etc. »

 

      J'ai vu une partie de tout cela, et j'ai douté. Quand la mer serait venue insensiblement jusqu'en Champagne, et s'en serait retournée insensiblement dans la suite des temps, cela ne prouverait pas qu'elle eût monté sur le mont Saint-Bernard. J'y ai cherché des huîtres, je n'y en ai point trouvé. En dernier lieu tout l'état-major qui a mesuré cette chaîne horrible de rochers n'y a pas vu le moindre vestige de coquilles. Les bords escarpés du Rhône en sont incrustés ; mais c'est évidemment de coquilles de colimaçons, de bivalves, de petits testacées, très fréquents dans tous les lacs voisins. De coquilles de mer, on n'en trouve jamais.

 

     Il n'y a pas longtemps que, dans un de mes champs, à 150 lieues des côtes de Normandie, un laboureur déterra 24 douzaines d'huîtres ; on cria miracle : c'était des huîtres qu'on m'avait envoyées de Dieppe il y avait trois ans. Je suis de l'avis de l'Homme aux quarante écus (4) qui dit que des médailles romaines, trouvées au fond d'une cave à 600 lieues de Rome, ne prouvent pas qu'elles avaient été fabriquées dans cette cave. Quant au falun de Touraine, dont on se sert pour fumer les terres, si c'étaient des coquilles de mer, elles feraient assurément un très mauvais fumier, et on aurait une pauvre récolte. J'ai ouï dire à des Tourangeaux qu'il n'y a pas une seule vraie coquille dans ces minières, que c'est une masse de pierres calcaires calcinées par le temps, ce qui est très vraisemblable. En effet, si la mer avait déposé dans une suite prodigieuse de siècles ces lits de petits crustacés, pourquoi n'en trouverait-on pas autant dans les autres provinces ?

 

      Faut-il que tous les physiciens aient été les dupes d'un visionnaire nommé Palissy ? C'était un potier de terre qui travaillait pour le roi Louis XIII (5) ; il est l'auteur d'un livre intitulé : Le moyen de devenir riche, et la manière véritable par laquelle tous les hommes de France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors et possessions, par maître Bernard Palissy, inventeur des rustiques figulines du roi. Ce titre seul suffit pour faire connaître le personnage. Il s'imagina qu'une espèce de marne pulvérisée qui est en Touraine était un magasin de petits poissons de mer. Des philosophes le crurent. Ces milliers de siècles, pendant lesquels la mer avait déposé ses coquilles à 26 lieues dans les terres, les charmèrent, et me charmeraient tout comme eux, si la chose était vraie (6).

 

     Le porphyre composé de pointes d'oursin ! Juste ciel, quelle chimère ! J'aimerais autant dire que le diamant est composé de pattes d'oie ? Avec quelle confiance ne nous répète-t-on pas sans cesse que les glossopètres, dont quelques collines sont couvertes, sont des langues de chiens marins ! Quoi ! dix ou douze mille marsouins seraient venus déposer leurs langues dans le même endroit il y a quelque cinquante mille années ! Quoi ! la nature qui forme des pierres en étoiles, en volutes, en pyramides, en globe, en cube, ne pourra pas en avoir produit qui ressemblent fort mal à des langues de poisson ! J'ai marché sur cent cornes d'Ammon de cent grandeurs différentes, et j'ai toujours été surpris qu'on n'ait pas voulu permettre à la terre de produire ces pierres, elle qui produit des blés et des fruits plus admirables, sans doute, que des pierres en volutes.

 

      Mais on aime les systèmes ; et depuis que Palissy a cru que les mines calcaires de Touraine étaient des couches de pétoncles, de glands de mer, de buccins, de phollades, cent naturalistes l'ont répété. On s'intéresse à un système qui fait remonter les choses à des milliers de siècles. Le monde est vieux, d'accord ; mais a-t-on besoin de cette preuve pour réformer la chronologie ? Combien d'auteurs ont répété qu'on avait trouvé une ancre de vaisseau sur la cime d'une montagne de Suisse, et un vaisseau entier à 100 pieds sous terre ! Telliamed triomphe sur cette belle découverte. On a vu un vaisseau dans les abîmes de la Suisse en 1460 ; donc on naviguait autrefois sur le Saint-Bernard et sur le Saint-Gothard ; donc la mer a couvert autrefois tout le globe ; donc alors le monde n'a été peuplé que de poissons ; donc, lorsque les eaux se sont retirées et ont laissé le terrain à sec, les poissons se sont changés en hommes ! Cela est fort beau ; mais j'ai de la peine à croire que je descende d'une morue.

 

      Si l'on veut du merveilleux, il en est assez sans le chercher dans de telles hypothèses. Les huîtres, les pucerons, qui produisent leurs semblables sans s'accoupler ; les simples vers de terre, qui reproduisent leurs queues ; les limaçons, auxquels il revient des têtes, sont des objets assez dignes de la curiosité d'un philosophe (7).

 

     Cet animal, à qui je viens de couper la tête, est-il encore animé ? Oui, sans doute, puisque l'escargot remue et montre son cou, puisqu'il vit, qu'il l'étend, et que, dès qu'on y touche, il le resserre.

 

     Cet animal a-t-il des sensations, avant que sa tête soit revenue ? Je dois le croire, puisqu'il remue le cou, qu'il l'étend, et que, dès qu'on y touche, il le resserre.

 

      Peut-on avoir des sensations sans avoir au moins quelque idée confuse ? Je ne le crois pas ; car toute sensation est plaisir ou douleur, et on a la perception de cette douleur et de ce plaisir ; autrement ce serait ne pas sentir.

 

     Qui donne cette sensation, cette idée commencée ? celui qui a fait le limaçon, le soleil, et les astres. Il est impossible qu'un animal se donne des sensations à lui-même : le sceau de la Divinité, est dans les aperceptions d'un ciron, comme dans le cerveau de Newton.

 

      On cherche à expliquer comment on sent, comment on pense : je m'en tiens au poète Aratus que saint Paul a cité, In Deo vicimus, movemur, et sumus.

 

      Ah ! si Malebranche avait voulu tirer de ce principe toutes les conséquences qu'il en pouvait tirer ! Peut-être quelqu'un renouera le fil qu'il a rompu.

 

 

 

 

 

1 – Buffon. (G.A.)

 

2 – Voyez le chapitre XX, des Singularités de la nature. (G.A.)

 

3 – Il y avait ici un passage où étaient reproduits les vers de Lucrèce cités au chapitre XX des Singularités. On l'a supprimé parce qu'il faisait double emploi. (G.A.)

 

4 – Voyez aux ROMANS. (G.A.)

 

5 – Ou plutôt, pour Henri III. (G A.)

 

6 – L'éditeur de la nouvelle édition des Œuvres de Palissy prétend que ce titre ridicule n'est point de Palissy, mais d'un ancien éditeur. Cependant il ne serait pas singulier que l'auteur même eût pris ce titre. Il avait fait pour le roi de grandes figures de sa nouvelle faïence, et c'était par ses ouvrages qu'il s'était fait connaître à la cour.

 

Palissy fut un homme d'un véritable génie ; c'est à lui que nous devons l'art de faire la faïence, qu'il n'apprit pas des Italiens, mais qui devina, et qu'il sut porter à un grand degré de perfection : ce n'était pas d'ailleurs un potier de terre, mais un ingénieur assez instruit pour son temps dans les mathématiques et dans la physique. Sa découverte des productions marines existantes dans les pierres est l'époque de la naissance de l'histoire naturelle en France, et même en Europe. Il était très zélé protestant ; on le mit en prison ; mais, comme il avait inventé des rustiques figulines pour le roi, il ne fut pas brûlé comme tant d'autres. Le falun de Touraine contient réellement un grand nombre de coquilles ; et si elles sont réduites en terre calcaire très friable, elles peuvent être un fort bon engrais. Quant aux pointes d'oursin, dans le porphyre, c'est une de ces rêveries qui, mêlées aux vérités que les bons observateurs avaient découvertes, ont contribué à entretenir M. de Voltaire dans son erreur sur les coquilles fossiles. Rien n'est plus funeste à la vérité que de se trouver en mauvaise compagnie. (K.

 

7 – Les cinq alinéas suivants faisaient partie de l'article COLIMAÇONS dans les Questions sur l'Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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