MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Les colimaçons - Partie 1

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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Les colimaçons - Partie 1

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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.

 

 

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LES COLIMAÇONS

 

 

DU RÉVÉREND PÈRE L'ESCARBOTIER,

PAR LA GRÂCE DE DIEU CAPUCIN INDIGNE,

PRÉDICATEUR ORDINAIRE ET CUISINIER DU

GRAND COUVENT DE LA VILLE DE CLERMONT

EN AUVERGNE, AU RÉVÉREND PÈRE ÉLIE,

CARME DÉCHAUSSÉ, DOCTEUR EN THÉOLOGIE.

 

 

 

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[On parlait depuis quelque temps des fameux colimaçons décapités dont les têtes repoussaient. Voltaire, à cette occasion publia la facétie suivante, accomplie, chose singulière, à l'écrit intitulé : Les droits des hommes et les usurpations des Papes (voyez la section Législation et Politique.) Quelques jours après, un anonyme écrivit lourdement une Réponse d'un campagnard de Pierre-Fort au philosophe de Saint-Flour, capucin et cuisinier, sur les coquilles et bien d'autres choses.] (G.A.)

 

 

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MON RÉVÉREND PÈRE,

 

 

     Il y a quelque temps qu'on ne parlait que des jésuites, et à présent on ne s'entretient que des escargots. Chaque chose a son temps ; mais il est certain que les colimaçons dureront plus que tous nos ordres religieux ; car il est clair que, si on avait coupé la tête à tous les capucins et à tous les carmes, ils ne pourraient plus recevoir de novices, au lieu qu'une limace à qui l'on a coupé le cou reprend une nouvelle tête au bout d'un mois.

 

     Plusieurs naturalistes ont fait cette expérience ; et, ce qui n'arrive que trop souvent, ils ne sont pas du même avis. Les uns disent que ce sont les limaces simples, que j'appelle incoques, qui reprennent une tête ; les autres disent que ce sont les escargots, les limaçons à coquille. Experientia fallax, l'expérience même est trompeuse (2). Il est très vraisemblable que le succès de cette tentative dépend de l'endroit dans lequel on fait l'amputation, et de l'âge du patient. Je dois, sans vanité, me connaître mieux en colimaçons que messieurs de l'Académie des sciences, et même que la Sorbonne, qui se connaît à tout ; car depuis que le bienheureux Matthieu Baschi, à qui Dieu apparut, nous ordonna de rendre notre capuchon plus pointu (dont nous tenons le grand nom de capucin), nous avons toujours mangé des fricassées d'escargots aux fines herbes.

 

    Comme les cuisiniers ont toujours été des espèces d'anatomistes, je me suis donné souvent le plaisir innocent de couper des têtes de colimaçons-escargots à coquille, et de limaces nues incoques. Je vais vous exposer fidèlement ce qui m'est arrivé. Je serais fâché d'en imposer au monde ; je suis prédicateur aussi bien que cuisinier : mon métier est de nourrir l'âme comme le corps, et l'univers sait que je ne la nourris pas de mensonges.

 

     Le 27 de mai, par les neuf heures du matin, le temps étant serein, je coupai la tête entière avec ses quatre antennes à vingt limaces nues incoques, de couleur mordoré-brun, et à douze escargots à coquille. Je coupai aussi la tête à huit autres escargots, mais entre les deux antennes. Au bout de quinze jours deux de mes limaces ont montré une tête naissante ; elles mangeaient déjà, et leurs quatre antennes commençait à poindre. Les autres se portent bien ; elles mangent sous le capuchon qui les couvre, sans allonger encore le cou. Il ne m'est mort que la moitié de mes escargots, tous les autres sont en vie. Ils marchent, ils grimpent à un mur, ils allongent le cou ; mais il n'y a nulle apparence de tête, excepté à un seul. On lui avait coupé le cou entièrement, sa tête est revenue ; mais il ne mange pas encore. Unus est, ne desperes ; sed unus est, ne confidas (3).

 

     Ceux à qui l'on n'a fait l'opération qu'entre les quatre antennes ont déjà repris leur museau. Dès qu'ils seront en état de manger et de faire l'amour, j'aurai l'honneur d'en avertir votre révérence. Voilà deux prodiges bien avérés : des animaux qui vivent sans têtes ; des animaux qui reproduisent une tête.

 

     J'en ai souvent parlé dans mes sermons, et je n'ai jamais pu les comparer qu'à saint Denis, qui, ayant eu la tête coupée, la porta deux lieux dans ses bras en la baisant tendrement.

 

   Mais si l'histoire de saint Denis est d'une vérité théologique, l'histoire des colimaçons est d'une vérité physique, d'une vérité palpable, dont tout le monde peut s'assurer par ses yeux. L'aventure de saint Denis est le miracle d'un jour, et celle des colimaçons le miracle de tous les jours.

 

    J'ose espérer que les escargots reprendront des têtes entières comme les limaces ; mais enfin je n'en ai encore vu qu'un à qui cela soit arrivé, et je crains même de m'être trompé.

 

     Si la tête revient difficilement aux escargots, ils ont en récompense des privilèges bien plus considérables. Les colimaçons ont le bonheur d'être à la fois mâles et femelles, comme ce beau garçon, fils de Vénus et de Mercure, dont la nymphe Salmacis fut amoureuse. Pardon de vous citer des histoires profanes.

 

     Les colimaçons sont assurément l'espèce la plus favorisée de la nature. Ils ont de doubles organes de plaisir. Chacun d'eux est pourvu d'une espèce de carquois blanc dont il lance des flèches amoureuses longues de trois à quatre lignes. Ils donnent et reçoivent tour à tour ; leurs voluptés sont non-seulement le double des nôtres, mais elles sont beaucoup plus durables. Vous savez, mon révérend père, dans quel court espace de temps s'évanouit notre jouissance. Un moment la voit naître et mourir. Cela passe comme un éclair, et ne revient pas si souvent qu'on le dit, même chez les carmes. Les colimaçons se pâment trois, quatre heures entières. C'est peu par rapport à l'éternité ; mais c'est beaucoup par rapport à vous et à moi. Vous voyez évidemment que Louis Racine a tort d'appeler le colimaçon solitaire odieux ; il n'y a rien de plus sociable. J'ose interpeller ici l'amant le plus vigoureux : s'il était quatre heures entières dans la même attitude avec l'objet de ses chastes amours, je pense qu'il serait bien ennuyé, et qu'il désirerait d'être quelque temps à lui-même ; mais les colimaçons ne s'ennuient point. C'est un charme de les voir s'approcher et s'unir ensemble par cette longue fraise qui leur sert à la fois de jambes et de manteau. J'ai cent fois été témoin de leurs tendres caresses. Si les limaçons incoques n'ont ni les deux sexes ni ces longs ravissements, la nature, en récompense, les fait renaître. Lequel vaut mieux ? Je le laisse à décider aux dames de Clermont.

 

     Je n'oserais assurer que les escargots nous surpassent autant dans la faculté de la vue que dans celle de l'amour. On prétend qu'ils ont une double paire d'yeux comme un double instrument de tendresse. Quatre yeux pour un colimaçon ! ô nature ! nature ! Cela est très possible ; mais cela est-il bien vrai ? M. le prieur de Jonval n'en doute pas dans le Spectacle de la nature (4), et ceux qui n'ont vu de colimaçons que dans ce livre en jurent après lui. Cependant la chose m'a paru fausse. Voici ce que j'ai vu. Il y a un grain noir au bout de leurs grandes antennes supérieures. Ce point noir descend dans le creux de ces deux trompes, quand on y touche, à travers une espèce d'humeur vitrée, et remonte ensuite avec célérité ; mais ces deux points noirs me semblent manquer absolument dans les trompes ou cornes, ou antennes inférieures, qui sont plus petites. Les deux grandes antennes sont des yeux ; les deux petites me paraissent des cornes, des trompes, avec lesquelles l'escargot et la limace cherchent leur nourriture. Coupez les yeux et les trompes à l'escargot et à la limace incoque, ces yeux se reproduisent dans la limace incoque ; peut-être qu'ils ressusciteront aussi dans l'escargot.

 

     Je crois l'une et l'autre espèce sourde ; car, quelque bruit que l'on fasse autour d'elles, rien ne les alarme. Si elles ont des oreilles, je me rétracterai ; cela ne coûte rien à un galant homme.

 

     Enfin, mon révérend père, qu'ils soient sourds ou non, il est certain que les têtes des limaces ressuscitent, et que les colimaçons vivent sans tête. O altitudo divitarium !

 

 

 

 

 

 

1 – Cette lettre formait en 1771 la première section de l'article COLIMAÇON dans les Questions sur l'Encyclopédie. (G.A.)

 

2 – Dans un programme des Reproductions animales imprimé, il est dit, page 6, dans l'avis du traducteur, que la tête et les autres parties se reproduisent dans l'escargot terrestre, et que les cornes se reproduisirent dans le limaçon sans coquille : c'est communément tout le contraire ; et d'ailleurs les limaces nues incoques et le colimaçon à coquille sont également terrestres. (VOLTAIRE.)

 

3 – On est obligé de dire qu'on doute encore si cet escargot, auquel il revient une tête et dont une corne commence à paraître, n'est pas du nombre de ceux à qui l'on n'a coupé que la tête et deux antennes. Il est déjà revenu un museau à ceux-ci au bout de quinze jours. Ces expériences sont certaines ; les plaisanteries du capucin ne doivent pas les affaiblir. Ridendo dicere verum quid vetat ? (HOR., I, sat. I, XXIV, XXV.) (VOLTAIRE.) - C'est dans les limaçons à coquille que la reproduction de la tête a lieu ; il paraît que dans les limaces incoques ce sont seulement certaines parties de la tête, mais non la tête entière qui se reproduit. (K.)

 

 

4 – De Pluche. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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