MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre XXXVIII
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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.
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CHAPITRE XXXVIII.
Ignorances stupides et méprises funestes.
Quoique les physiciens paraissent condamnés à une ignorance éternelle sur les principes des choses, cependant la distance est prodigieuse entre eux et le vulgaire. Quelle différence, par exemple, des connaissances d'un grand artiste en horlogerie, et d'une dame qui achète sa montre ! Elle ne s'informe pas seulement de l'art qui a divisé également les heures du jour. Il y a cent mille âmes dans Paris qui, en soufflant le feu de leurs cheminées, n'ont jamais seulement pensé à la mécanique par laquelle l'air entrant dans leur soufflet ferme ensuite la soupape qui lui est attachée. Les dames, les princesses, les reines, passent une partie du matin à leur miroir, sans imaginer qu'il y a des traits de lumière qui forment un angle d'incidence égal à l'angle de réflexion. On mange tous les jours des membres, des entrailles d'animaux, en n'ayant pas même la curiosité de savoir ce qu'on mange. Le nombre est très petit de ceux qui cherchent à s'instruire des ressorts de leur corps et de leur pensée. De là vient qu'ils mettent souvent l'un et l'autre entre les mains des charlatans.
Le gros des hommes est dans ce cas pour les choses qui l'intéressent le plus. La routine les conduit dans toutes les actions de leur vie ; on ne réfléchit que dans les grandes occasions, et quand il n'est plus temps. C'est ce qui a rendu presque toutes les administrations vicieuses ; c'est ce qui a produit autant d'erreurs dans le gouvernement que dans la philosophie. En voici un exemple palpable tiré de l'arithmétique.
Le gouvernement de Suède eut autrefois besoin d'argent ; le ministre emprunta et créa des rentes perpétuelles à cinq pour cent, comme avaient fait ses prédécesseurs. L'argent valait alors 25 livres idéales le marc ; ainsi le citoyen et l'étranger qui prêtèrent chacun 40 marcs durent recevoir, à cinq pour cent, chacun deux marcs de rente, c'est-à-dire 50 livres idéales ; l'écu était alors à deux livres chimériques et demie, qu'on nommait 50 sous chimériques. Ces deux marcs réels composaient au rentier 20 écus de rente, qu'on appelait 50 livres.
Cependant les dépenses augmentèrent ; l'État s'obéra de plus en plus ; l'argent manqua. On conseilla au ministre de faire valoir le marc 50 livres au lieu de 25, et par conséquent de donner la dénomination de cinq livres à ce même écu qui n'en valait que deux et demie. Par la vertu de cette parole, il paiera, disait-on, toutes les rentes en idée, et il ne donnera réellement que la moitié de ce qu'il doit. On promulgue l'édit : l'écu en vaut deux tout d'un coup ; 20 sous numéraires sont changés en 100 sous numéraires. Le sot peuple, à qui on dit que son argent a doublé de valeur dans sa poche, se croit du double plus riche, et celui qui a prêté son argent a perdu en un moment et pour jamais la moitié de son bien. Mais qu'arrive-t-il de cette opération aussi injuste qu'absurde ? le gouvernement ne reçoit plus que la moitié des impôts ; le cultivateur qui devait un écu ou deux livres et demie idéales de taille ne donne plus que la moitié réelle d'un écu ; et le gouvernement, en frustrant ses créanciers, est bien plus frustré par ses débiteurs. Il n'a d'autre ressource que de doubler les impôts, et cette ressource est une ruine. Rien n'est plus sensible que cet exemple.
On voit mille autres abus non moins pernicieux dans plus d'un État. On n'y remédie pas ; on étaie comme on peut la maison prête à crouler, et on laisse le soin de la rebâtir à son successeur, qui n'en pourra venir à bout (1).
Il y a des vices d'administration qui sont plus contagieux que la peste, et qui portent nécessairement la désolation d'un bout de l'Europe à l'autre. Un prince veut faire la guerre, et, croyant que Dieu est toujours pour les gros bataillons, il double le nombre de ses troupes ; le voilà d'abord ruiné dans l'espérance d'être vainqueur ; cette ruine, qui était auparavant la suite de la guerre, commence chez lui avant le premier coup de canon. Son voisin en fait autant pour lui résister ; chaque prince, de proche en proche, double aussi ses armées ; les campagnes sont donc ravagées du double ; le cultivateur, doublement foulé, a nécessairement la moitié moins de bestiaux pour engraisser ses terres, la moitié moins de manœuvres pour l'aider à les cultiver. Ainsi tout le monde souffre à peu près également, quand même les avantages seraient égaux de chaque côté (2).
Les lois qui concernent la justice distributive ont été souvent aussi mal conçues que les ressources d'une administration obérée. Les hommes ayant tous les mêmes passions, le même amour pour la liberté, chaque homme étant à peu près un composé d'orgueil, de cupidité, et d'intérêt, d'un grand goût pour une vie douce, et d'une inquiétude qui exige une vie active, ne devraient-ils pas avoir les mêmes lois, comme dans un hôpital on fait prendre le même quinquina à tous ceux qui ont la fièvre tierce ?
On répond à cela que, dans un hôpital bien policé, chaque maladie à son traitement particulier ; mais c'est ce qui n'arrive pas dans nos gouvernements ; tous les peuples sont malades en morale, et il n'y a pas deux régimes qui se ressemblent.
Les lois de toute espèce, qui sont la médecine des âmes, ont donc été composées presque partout par des charlatans qui ont donné des palliatifs, et quelques-uns même ont prescrit des poisons.
Si la maladie est la même dans le monde entier, si un Basque a tout autant de cupidité qu'un Chinois, il est évident qu'il faut un régime uniforme pour le Chinois et pour le Basque. La différence du climat n'a ici aucune influence. Ce qui est juste à Bilbao doit être juste à Pékin, par la raison qu'un triangle rectangle est la moitié de son carré sur le rivage atlantique comme sur le rivage indien : la vérité est une, toutes les lois diffèrent ; donc la plupart des lois ne valent rien.
Un jurisconsulte un peu philosophe me dira : Les lois sont comme les règles du jeu, chaque nation joue aux échecs différemment. Chez les unes le roi peut faire deux pas ; chez d'autres il n'en fait qu'un ; ici on va à dame, là on n'y va pas. Mais dans chaque pays tous les joueurs se soumettent à la loi établie.
Je lui réponds : Cela est fort bien quand il ne s'agit que de jouer. Je joue mon bien en Hollande, en le plaçant à deux et demi pour cent ; en France j'en aurai cinq. Certaines denrées paieront plus de droits en Angleterre qu'en Espagne. Ce sont là véritablement des jeux dont les règles sont arbitraires. Mais il y a des jeux où il va de la liberté, de l'honneur, et de la vie.
Celui qui voudrait calculer les malheurs attachés à l'administration vicieuse serait obligé de faire l'histoire du genre humain. Il résulte de tout ceci que, si les hommes se trompent en physique, ils se trompent encore plus en morale, et que nous sommes livrés à l'ignorance et au malheur dans une vie qui, tout bien calculé, n'a pas, l'un portant l'autre, trois ans de sensation agréables.
Mais quoi, nous répondra un homme à routine, était-on mieux du temps, des Goths, des Huns, des Vandales, des Francs, et du grand schisme d'Occident ?
Je réponds que nous étions beaucoup plus mal. Mais je dis que les hommes qui sont aujourd'hui à la tête des gouvernements étant beaucoup plus instruits qu'on ne l'était alors, il est honteux que la société ne se soit pas perfectionnée en proportion des lumières acquises. Je dis que ces lumières ne sont encore qu'un crépuscule. Nous sortons d'une nuit profonde, et nous attendons le grand jour.
1 – Allusion à l'indifférence de Louis XV. (G.A.)
2 – Passage remarquable, sa vérité ne vieillit point. (DELAVAUT.)