MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre XXXVI
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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.
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CHAPITRE XXXVI.
Des monstres et des races diverses.
On ne s'accorde point sur l'origine des monstres. Comment s'accorderait-on, puisqu'on ne convient pas encore de la formation des animaux réguliers ?
Natura est sibi semper consona,dit Newton ; la nature est partout semblable à elle-même. Oui, les corps tendent vers le centre en tout pays ; le feu brûlera partout ; mais la nature agit très différemment dans les générations, puisque, parmi les animaux, les uns jettent des œufs, les autres sont vivipares, ceux-ci n'ont qu'un sexe, ceux-là en ont deux, plusieurs engendrent sans copulation.
Quoi teneam vultus mutautem Protea nodo ?
(HOR., lib. I, ep. I, 90)
La race des nègres n'est-elle pas absolument différente de la nôtre ? Il y a encore des ignorants qui impriment que des nègres et des négresses, transportés dans nos climats, engendrent des blancs. Il n'y a rien de plus faux, et tous nos colons d'Amérique qui ont des nègres sont témoins du contraire.
Comment peut-on imprimer encore aujourd'hui que les noirs sont une race de blancs noircie par le climat, tandis qu'on sait que, sous le même climat, il n'y avait aucun noir en Amérique lorsqu'elle fut découverte, tandis qu'il n'y a de nègres que ceux qu'on y a transposés d'Afrique, tandis que ces nègres engendrent toujours des nègres comme eux ? La maladie des systèmes peut-elle troubler l'esprit au point de faire dire qu'un Suédois et un Nubien sont de la même espèce, lorsqu'on a sous les yeux le reticulum mucosum des nègres, qui est absolument noir, et qui est la cause évidente de leur noirceur inhérente et spécifique ? Je sais que, dans la même carrière, on trouve du marbre noir et du marbre blanc ; mais certainement le blanc n'a pas produit le noir, et les races nègres ne viennent pas plus de races blanches, que l'ébène ne vient d'un orme, et que les mûres ne viennent des abricots.
Le compilateur du Journal économique (1), qui n'est jamais sorti de la rue Saint-Jacques, me dit, d'un ton de maître, que les Caraïbes n'étaient point rouges ; que les mères se plaisaient seulement à teindre en rouge leurs enfants. Et voilà mes voisins qui arrivent de la Guadeloupe, et qui me donnent une attestation, « qu'il y a encore cinq à six familles caraïbes dans l'anse Bertrand ; leur peau est de la couleur de notre cuivre rouge ; ils sont bien faits, ils ont de longs cheveux et point de barbe. »
Ils ne sont pas les seuls peuples de cette couleur. J'ai parlé à l'Indien insulaire qui vint en France demander justice, vers l'an 1720, au conseil du roi, contre M. Hébert, ci-devant gouverneur de Pondichéry, et qui l'obtint. Il était rouge, et d'ailleurs un très bel homme.
Maillet a raison quelquefois. Il avait beaucoup vu et beaucoup examiné. « Les Américains, dit-il, page 125 du premier volume (2), surtout les Canadiens, excepté les Esquimaux, n'ont ni poil ni barbe, etc. Son éditeur, qui a fait imprimer le manuscrit de Maillet, chez la veuve Duchesne, fait une note sur ce texte, et dit fièrement : « Tellliamed se trompe ; les sauvages de l'Amérique ne sont point sans poil et sans barbe ; ils n'en n'ont point parce que, s'arrachant le poil, ou le faisant tomber à mesure qu'il paraît, ils se frottent ensuite du jus de certaines herbes pour l'empêcher de croître de nouveau. »
Avec quelle confiance, avec quelle ignorance intrépide ce badaud de Paris prétend-il que les Brésiliens, et les Canadiens, et les Patagons, se sont donné le mot de s'arracher le poil sans avoir des pinces ! Quel secret se sont-ils communiqué du fleuve Saint-Laurent au cap de Horn pour empêcher la barbe de croître ? Quel est le voyageur, le colon américain, qui ne sache que ces peuples n'ont jamais eu de poil en aucune partie de leur corps ?
Les hommes, dans le Nouveau-Monde, en sont privés, comme les lions y sont privés de crins (3) ; toute la nature était différente de la nôtre en Amérique quand nous la découvrîmes ; de même que, sur les bords méridionaux de l'Afrique, il n'y avait rien qui ressemblât aux productions de notre Europe, ni hommes, ni quadrupèdes, ni oiseaux, ni plantes.
Croira-t-on de bonne foi qu'un Lapon et un Samoïède soient de la race des anciens habitants des bords de l'Euphrate ? Leurs rangifères ou rennes, animaux qui ne se trouvent point ailleurs et qui ne peuvent vivre ailleurs, descendent-ils des cerfs de la forêt de Senlis ? Il n'a pas certainement été plus difficile à la nature de faire des Lapons et des rangifères que des nègres et des éléphants.
Les nègres blancs que j'ai vu, ces petits hommes qui ont des yeux de perdrix, et la soie la plus fine et la plus blanche sur la tête, et qui ne ressemblent aux nègres que par leur nez épaté et par la rondeur de la conjonctive, ne me paraissent pas plus descendre d'une race noire dégénérée que d'une race de perroquets. L'auteur de l'Histoire naturelle les croit d'une race noire, parce qu'ils sont blancs, et qu'ils habitent tous à peu près la même latitude, au Darien, au sud du Zaïre et à Ceylan. Et moi, c'est parce qu'ils habitent la même latitude que je les crois tous d'une race particulière.
Est-il bien vrai que, dans quelques îles des Philippines et des Mariannes, il y ait quelques familles qui ont des queues, comme on peint les satyres et les faunes ? Des missionnaires jésuites l'ont assuré : plusieurs voyageurs n'en doutent pas ; Maillet dit qu'il en a vu. Des domestiques nègres de feu M. de La Bourdonnaie, le vainqueur de Madras, et la victime de ses services (4), m'ont juré qu'ils en avaient vu plusieurs. Il ne serait pas plus étrange que le croupion se fût allongé et relevé dans quelques races d'hommes, qu'il ne l'est de voir des familles qui ont six doigts aux mains. Mais qu'il y ait eu quelques hommes à queue ou, cela est fort peu important, et il faut ranger ces queues dans la classe des monstruosités (5).
Y a-t-il eu en effet des espèces de satyres, c'est-à-dire des filles ont-elles pu être enceintes de la façon des singes, et enfanter des animaux métis, comme les juments font des mulets et des jumars ? Toute l'antiquité atteste ces faits singuliers. Plusieurs saints ont vu des satyres. Ce n'est pas un article de foi. La chose est très possible, mais elle a dû être rare. Il est vrai que les singes aiment fort les filles : mais nos filles ont de l'horreur pour eux, elles les craignent, elles les fuient. Cependant on ne peut douter de plusieurs unions monstrueuses arrivées quelquefois dans les pays chauds. La peine prononcée, dans les lois juives, contre de tels accouplements, est une preuve incontestable de leur réalité, et il est fort probable qu'il est né des animaux de ces mélanges ignorés dans nos villes, mais dont on voit des exemples dans les campagnes.
1 – Boudet. (G.A.)
2 – De Telliamed. (G.A.)
3 – Voici la lettre qu'un ingénieur en chef, qui a commandé longtemps en Canada, me fait l'honneur de m'écrire, du 1er décembre 1768 :
« J'ai vu au Canada trente-deux nations différentes rassemblées à la fois pendant deux campagnes de suite dans notre armée, et je les ai vus avec des yeux assez curieux pour vous assurer qu'ils sont imberbes. Leurs femmes le sont aussi, et c'est un fait sur lequel vous pouvez également compter. Enfin, monsieur, non-seulement les Américains n'ont point de poil au menton, mais ils n'en ont dans aucune partie du corps. Ils en ont l'obligation à la nature, et non à la prétendue herbe dont le savant auteur de la rue Saint-Jacques prétend qu'ils se frottent. »
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M. Carver, homme très instruit, qui a fait un voyage dans l'Amérique septentrionale en 1767, et qui a passé un hiver chez les sauvages, a imprimé qu'ils n'étaient imberbes que parce qu'ils s'arrachaient le poil. (K.)
4 – Voyez le Précis du Siècle de Louis XV. (G.A.)
5 – On a beaucoup parlé de ces hommes à queue ou Niams-Niams, mais on n'en a guère vu. (DELAVAUT.)