COMMENTAIRES SUR LE CID - Partie 1.2
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REMARQUES SUR LE CID,
TRAGÉDIE REPRÉSENTÉE EN 1636.
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(partie 2)
PRÉFACE DU COMMENTATEUR.
Mairet, l'auteur de la Sophonisbe, qui avait au moins la gloire d'avoir fait la première pièce régulière que nous eussions en France, sembla perdre cette gloire en écrivant contre Corneille des personnalités odieuses. Il faut avouer que Corneille répondit très aigrement à tous ses ennemis. La querelle même alla si loin entre lui et Mairet, que le cardinal de Richelieu interposa entre eux son autorité. Voici ce qu'il fit écrire à Mairet par l'abbé de Boisrobert :
A Charonne, 5 octobre 1637.
Que vous lirez le reste de ma lettre comme un ordre que je vous envoie par le commandement de son Éminence. Je ne vous célerai pas qu'elle s'est fait lire, avec un plaisir extrême, tout ce qui s'est fait sur le sujet du Cid ; et particulièrement une lettre qu'elle a vue de vous lui a plu jusqu'à tel point, qu'elle lui a fait naître l'envie de voir tout le reste. Tant qu'elle n'a connu dans les écrits des uns et des autres que des contestations d'esprit agréables et des railleries innocentes, je vous avoue qu'elle a pris bonne part au divertissement ; mais quand elle a reconnu que dans ces contestations naissaient enfin des injures, des outrages, et des menaces, elle a pris aussitôt la résolution d'en arrêter le cours. Pour cet effet, quoiqu'elle n'ait point vu le libelle que vous attribuez à M. Corneille, présupposant, par votre réponse, que je lui lus hier au soir, qu'il devait être l'agresseur, elle m'a commandé de lui remontrer le tort qu'il se faisait, et de lui défendre de sa part de ne plus faire de réponse, s'il ne voulait lui déplaire ; mais d'ailleurs, craignant que des tacites menaces que vous lui faites vous, ou quelqu'un de vos amis, n'en viennent aux effets, qui tireraient des suites ruineuses à l'un et à l'autre, elle m'a commandé de vous écrire que, si vous voulez avoir la continuation de ses bonnes grâces, vous mettiez toutes vos injures sous le pied, et ne vous souveniez plus que de votre ancienne amitié, que j'ai charge de renouveler sur la table de ma chambre, à Paris, quand vous serez tous rassemblés. Jusqu'ici j'ai parlé par la bouche de son Éminence ; mais, pour vous dire ingénument ce que je pense de toutes vos procédures, j'estime que vous avez suffisamment puni le pauvre M. Corneille de ses vanités, et que ses faibles défenses ne demandaient pas des armes si fortes et si pénétrantes que les vôtres : vous verrez un de ces jours son Cid assez malmené par les Sentiments de l'Académie.
L'académie trompa les espérances de Boisrobert. On voit évidemment par cette lettre, que le cardinal de Richelieu voulait humilier Corneille, mais qu'en qualité de premier ministre, il ne voulait pas qu'une dispute littéraire dégénérât en querelle personnelle.
Pour laver la France du reproche que les étrangers pourraient lui faire, que le Cid n'attira à son auteur que des injures et des dégoûts, je joindrai ici une partie de la lettre que le célèbre Balzac écrivait à Scudéri, en réponse à la critique du Cid, que Scudéri lui avait envoyée.
Considérez néanmoins, monsieur, que toute la France entre en cause avec lui, et que peut-être il n'y a pas un des juges, dont vous êtes convenus ensemble, qui n'ait loué ce que vous désirez qu'il condamne ; de sorte que, quand vos arguments seraient invincibles, et que votre adversaire y acquiescerait, il aurait toujours de quoi se consoler glorieusement de la perte de son procès, et vous dire que c'est quelque chose de plus d'avoir satisfait tout un royaume que d'avoir fait une pièce régulière. Il n'y a point d'architecte d'Italie qui ne trouve des défauts à la structure de Fontainebleau, et qui ne l'appelle un monstre de pierre ; ce monstre, néanmoins, est la belle demeure des rois, et la cour y loge commodément. Il y a plus d'agrément et moins de perfection ; et, parce que l'acquis n'est pas si noble que le naturel, ni le travail des hommes que les dons du ciel, on vous pourrait encore dire que savoir l'art de plaire ne vaut pas tant que savoir plaire sans art. Aristote blâme la Fleur d'Agathon, quoiqu'il dît qu'elle fût agréable ; et l'Œdipe peut-être n'agréait pas, quoique Aristote l'approuve. Or, s'il est vrai que la satisfaction des spectateurs soit la fin que se proposent les spectacles, et que les maîtres mêmes du métier aient quelquefois appelé de César au peuple, le Cid du poète français ayant plu aussi bien que la Fleur du poète grec, ne serait-il point vrai qu'il a obtenu la fin de la représentation, et qu'il est arrivé à son but, encore que ce ne soit pas par le chemin d'Aristote, ni par les adresses de sa Poétique. Mais vous dites, monsieur, qu'il a ébloui les yeux du monde, et vous l'accusez de charme et d'enchantement : je connais beaucoup de gens qui feraient vanité d'une telle accusation ; et vous me confesserez vous-même que si la magie était une chose permise, ce serait une chose excellente. Ce serait, à vrai dire, une belle chose de pouvoir faire des prodiges innocemment de faire voir le soleil quand il est nuit, d'apprêter des festins sans viandes ni officiers, de changer en pistoles les feuilles de chêne, et le verre en diamants. C'est ce que vous reprochez à l'auteur du Cid, qui, vous avouant qu'il a violé les règles de l'art, vous oblige de lui avouer qu'il a un secret, qu'il a mieux réussi que l'art même ; et, ne vous niant pas qu'il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là, sinon qu'il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la tromperie qui s'étend à un si grand nombre de personnes est moins une fraude qu'une conquête. Cela étant, monsieur, je ne doute point que messieurs de l'Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre procès ; et que, d'un côté, vos raisons ne les ébranlent, et de l'autre, l'approbation publique ne les retienne. Je serais en la même peine si j'étais en la même délibération, et si, de bonne fortune, je ne venais de trouver votre arrêt dans les registres de l'antiquité. Il a été prononcé, il y a plus de quinze cents ans, par secret, qu'il a mieux réussi que l'art même ; et ne vous niant pas qu'il a trompé toute la cour et tout le peuple, ne vous laisse conclure de là, sinon qu'il est plus fin que toute la cour et tout le peuple, et que la tromperie qui s'étend à un si grand nombre de personnes est moins une fraude qu'une conquête. Cela étant, monsieur, je ne doute point que messieurs de l'Académie ne se trouvent bien empêchés dans le jugement de votre procès ; et que, d'un côté, vos raisons ne les ébranlent, et de l'autre, l'approbation publique ne les retienne. Je serais en la même peine si j'étais en la même délibération, et si, de bonne fortune, je ne venais de trouver votre arrêt dans les registres de l'antiquité. Il a été prononcé, il y a plus de quinze cents ans, par un philosophe de la famille stoïque ; mais un philosophe dont la dureté n'était pas impénétrable à la joie ; de qui il nous reste des jeux et des tragédies ; qui vivait sous le règne d'un empereur poète et comédien, au siècle des vers et de la musique. Voici les termes de cet authentique arrêt, et je vous les laisse interpréter à vos dames, pour lesquelles vous avez bien entrepris une plus longue et plus difficile traduction : Illud multum est primo aspectu oculos occupasse, etianmsi contemplatio diligens inventura est quod arguat. Si me interrogas, major ille est qui judicium abstulit, quam qui meruit. Votre adversaire y trouve son compte par ce favorable mot de major est ; et vous avez aussi ce que vous pouvez désirer, ne désirant rien, à mon avis, que de prouver que judicium abstulit. Ainsi vous l'emportez dans le cabinet, et il a gagné au théâtre. Si le Cid est coupable, c'est d'un crime qui a eu récompense ; s'il est puni, ce sera après avoir triomphé ; s'il faut que Platon le bannisse de sa république, il faut qu'il le couronne de fleurs en le bannissant, et ne le traite point plus mal qu'il a traité autrefois Homère. Si Aristote trouve quelque chose à désirer en sa conduite, il doit le laisser jouir de sa bonne fortune, et ne pas condamner un dessein que le succès a justifié. Vous êtes trop bon pour en vouloir davantage : vous savez qu'on apporte souvent du tempérament aux lois, et que l'équité conserve ce que la justice pourrait ruiner. N'insistez point avec tant de scrupule à la souveraine raison ; qui voudrait la contenter et satisfaire à sa régularité, serait obligé de lui bâtir un plus beau monde que celui-ci ; il faudrait lui faire une nouvelle nature des choses, et lui aller chercher des idées au-dessus du ciel. Je parle, monsieur, pour mon intérêt ; si vous la croyez, vous ne trouverez rien qui mérite d'être aimé ; et par conséquent je suis en hasard de perdre vos bonnes grâces, bien qu'elles me soient extrêmement chères, et que je sois passionnément, monsieur, votre, etc.
C'est ainsi que Balzac, retiré du monde, et plus impartial qu'un autre, écrivait à Scudéri, son ami, et osait lui dire la vérité. Balzac, tout ampoulé qu'il était dans ses lettres, avait beaucoup d'érudition et de goût, connaissait l'éloquence des vers, et avait introduit en France celle de la prose. Il rendit justice aux beautés du Cid ; et ce témoignage fait honneur à Balzac et à Corneille.