COMMENTAIRES SUR LE CID - Partie 1.1
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REMARQUES SUR LE CID,
TRAGÉDIE REPRÉSENTÉE EN 1636.
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(partie 1)
PRÉFACE DU COMMENTATEUR.
Lorsque Corneille donna le Cid, les Espagnols avaient sur tous les théâtres de l'Europe la même influence que dans les affaires publiques ; leur goût dominait ainsi que leur politique ; et même en Italie, leurs comédies ou leurs tragi-comédies obtenaient la préférence chez une nation qui avait l'Aminte et le Pastor fido, et qui, étant la première qui eût cultivé les arts, semblait plutôt faite pour donner des lois à la littérature que pour en recevoir.
Il est vrai que dans presque toutes ces tragédies espagnoles il y avait toujours quelques scènes de bouffonneries. Cet usage infecta l'Angleterre. Il n'y a guère de tragédies de Shakespeare où l'on ne trouve des plaisanteries d'hommes grossiers à côté du sublime des héros (1). A quoi attribuer une mode si extravagante et si honteuse pour l'esprit humain qu'à la coutume des princes mêmes, qui entretenaient toujours des bouffons auprès d'eux ? coutume digne de Barbares qui sentaient le besoin des plaisirs de l'esprit, et qui étaient incapables d'en avoir ; coutume même qui a duré jusqu'à nos temps, lorsqu'on en reconnaissait la turpitude. Jamais ce vice n'avilit la scène française : il se glissa seulement dans nos premiers opéras, qui n'étant pas des ouvrages réguliers, semblaient permettre cette indécence ; mais bientôt l'élégant Quinault purgea l'opéra de cette bassesse.
Quoiqu'il en soit, on se piquait alors de savoir l'espagnol, comme on se fait honneur aujourd'hui de parler français. C'était la langue des cours de Vienne, de Bavière, de Bruxelles, de Naples et de Milan : la Ligue l'avait introduite en France ; et le mariage de Louis XIII avec la fille de Philippe III avait tellement mis l'espagnol à la mode, qu'il était alors presque honteux aux gens de lettres de l'ignorer. La plupart de nos comédies étaient imitées du théâtre de Madrid.
Un secrétaire de la reine Marie de Médicis, nommé Chalons, retiré à Rouen dans sa vieillesse, conseilla à Corneille d'apprendre l'espagnol, et lui proposa d'abord le sujet du Cid. L'Espagne avait deux tragédies du Cid : l'une de Diamante, intitulée el Honrador de su padre, qui était la plus ancienne (2) ; l'autre el Cid, de Guillem de Castro, qui était la plus en vogue : on voyait dans toutes les deux une infante amoureuse du Cid, et un bouffon, appelé le valet gracieux, personnages également ridicules ; mais tous les sentiments généreux et tendres dont Corneille a fait un si bel usage sont dans ces deux originaux.
Je n'avais pu encore déterrer le Cid de Diamante, quand je donnai la première édition des Commentaires sur Corneille ; je marquerai dans celle-ci les principaux endroits qu'il traduisit de cet auteur espagnol.
C'est une chose, à mon avis, très remarquable que, depuis la renaissance des lettres en Europe, depuis que le théâtre était cultivé, on n'eût encore rien produit de véritablement intéressant sur la scène, et qui fît verser des larmes, si on en excepte quelques scènes attendrissantes du Pastor fido et du Cid espagnol. Les pièces italiennes du seizième siècle étaient de belles déclamations imitées du grec ; mais les déclamations ne touchent point le cœur. Les pièces espagnoles étaient des tissus d'aventures incroyables ; les Anglais avaient encore pris ce goût. On n'avait point su encore parler au cœur chez aucune nation. Cinq ou six endroits très touchants, mais noyés dans la foule des irrégularités de Guillem de Castro, furent sentis par Corneille, comme on découvre un sentier couvert de ronces et d'épines.
Il sut faire du Cid espagnol une pièce moins irrégulière et non moins touchante. Le sujet du Cid est le mariage de Rodrigue avec Chimène. Ce mariage est un point d'histoire presque aussi célèbre en Espagne que celui d'Andromaque avec Pyrrhus chez les Grecs ; et c'était en cela même que consistait une grande partie de l'intérêt de la pièce. L'authenticité de l'histoire rendait tolérable aux spectateurs un dénouement qu'il n'aurait pas été peut-être permis de feindre ; et l'amour de Chimène, qui eût été odieux s'il n'avait commencé qu'après la mort de son père, devenait aussi touchant qu'excusable, puisqu'elle aimait déjà Rodrigue avant cette mort, et par l'ordre de son père même.
On ne connaissait point encore, avant le Cid de Corneille, ce combat des passions qui déchire le cœur, et devant lequel toutes les autres beautés de l'art ne sont que des beautés inanimées. On sait quel succès eut le Cid, et quel enthousiasme il produisit dans la nation. On sait aussi les contradictions et les dégoûts qu'essuya Corneille.
Il était, comme on sait, un des cinq auteurs qui travaillaient aux pièces du cardinal de Richelieu. Ces cinq auteurs étaient Rotrou, L'Estoile, Colletet, Boisrobert et Corneille, admis le dernier dans cette société. Il n'avait trouvé d'amitié et d'estime que dans Rotrou, qui sentait son mérite ; les autres n'en avaient pas assez pour lui rendre justice. Scudéri écrivait contre lui avec le fiel de la jalousie humiliée, et avec le ton de la supériorité. Un Claveret, qui avait fait une comédie intitulé la Place Royale, sur le même sujet que Corneille, se répandit en invectives grossières. Mairet lui-même s'avilit jusqu'à écrire contre Corneille, avec la même amertume. Mais ce qui l'affligea, et ce qui pouvait priver la France des chefs-d'œuvre dont il l'enrichit depuis, ce fut de voir le cardinal, son protecteur, se mettre avec chaleur à la tête de tous ses ennemis.
Le cardinal, à la fin de 1635, un an avant les représentations du Cid, avait donné dans le Palais-Cardinal, aujourd'hui le Palais-Royal, la Comédie des Tuileries, dont il avait arrangé lui-même toutes les scènes. Corneille, plus docile à son génie que souple aux volontés d'un premier ministre, crut devoir changer quelque chose dans le troisième acte qui lui fut confié. Cette liberté estimable fut envenimée par deux de ses confrères, et déplut beaucoup au cardinal, qui lui dit qu'il fallait avoir un esprit de suite. Il entendait par esprit de suite la soumission qui suit aveuglément les ordres d'un supérieur. Cette anecdote était fort connue chez les derniers princes de la maison de Vendôme, petit-fils de César de Vendôme, qui avait assisté à la représentation de cette pièce du cardinal.
Le premier ministre vit donc les défauts du Cid avec les yeux d'un homme mécontent de l'auteur, et ses yeux se fermèrent trop sur les beautés. Il était si entier dans son sentiment que, quand on lui apporta les premières esquisses du travail de l'Académie sur le Cid, et quand il vit que l'Académie, avec un ménagement aussi poli qu'encourageant pour les arts et pour le grand Corneille, comparait les contestations présentes à celles que la Jérusalem délivrée et le Pastor fido avaient fait naître, il mit en marge, de sa main : « L'applaudissement et le blâme du Cid n'est qu'entre les doctes et les ignorants, au lieu que les contestations sur les deux autres pièces ont été entre les gens d'esprit. »
Qu'il me soit permis de hasarder une réflexion. Je crois que le cardinal de Richelieu avait raison, en ne considérant que les irrégularités de la pièce, l'inutilité et l'inconvenance du rôle de l'infante, le rôle faible du roi, le rôle encore plus faible de don Sancho, et quelques autres défauts. Son grand sens lui faisait voir clairement toutes ces fautes ; et c'est en quoi il me paraît plus qu'excusable.
Je ne sais s'il était possible qu'un homme occupé des intérêts de l'Europe, des factions de la France, et des intrigues plus épineuses de la cour, un cœur ulcéré par les ingratitudes et endurci par les vengeances, sentît le charme des scènes de Rodrigue et de Chimène. Il voyait que Rodrigue avait très grand tort d'aller chez sa maîtresse après avoir tué son père, et quand on est trop fortement choqué de voir ensemble deux personnes qu'on croit ne devoir pas se chercher, on peut n'être pas ému de ce qu'elles disent.
Je suis donc persuadé que le cardinal de Richelieu était de bonne foi. Remarquons encore que cette âme altière, qui voulait absolument que l'Académie condamnât le Cid, continua sa faveur à l'auteur, et que même Corneille eut le malheureux avantage de travailler, deux ans après, à l'Aveugle de Smyrne, tragi-comédie des cinq auteurs, dont le canevas était encore du premier ministre.
Il y a une scène de baisers dans cette pièce, et l'auteur du canevas avait reproché à Chimène un amour toujours combattu par son devoir. Il est à croire que le cardinal de Richelieu n'avait pas ordonné cette scène, et qu'il fut plus indulgent envers Colletet, qui la fit, qu'il ne l'avait été envers Corneille.
Quant au jugement que l'Académie fut obligée de prononcer entre Corneille et Scudéri, et qu'elle intitula modestement Sentiments de l'Académie sur le Cid, j'ose dire que jamais on ne s'est conduit avec plus de noblesse, de politesse et de prudence, et que jamais on n'a jugé avec plus de goût. Rien n'était plus noble que de rendre justice aux beautés du Cid, malgré la volonté décidée du maître du royaume (3).
La politesse avec laquelle elle reprend les défauts est égale à celle du style ; et il y eut une très grande prudence à se conduire de façon que ni le cardinal de Richelieu, ni Corneille, ni même Scudéri, n'eurent au fond sujet de se plaindre.
Je prendrai la liberté de faire quelques notes sur le jugement de l'Académie comme sur la pièce ; mais je crois devoir les prévenir ici par une seule ; c'est sur ces paroles de l'Académie, encore que le sujet du Cid ne soit pas bon. Je crois que l'Académie entendait que le mariage, ou du moins la promesse de mariage entre le meurtrier et la fille du mot, n'est pas un bon sujet pour une pièce morale, que nos bienséances en sont blessées. Cet aveu de ce corps éclairé satisfaisait à la fois la raison et le cardinal de Richelieu, qui croyait le sujet défectueux. Mais l'Académie n'a pas prétendu que le sujet ne fût pas très intéressant et très tragique ; et quand on songe que ce mariage est un point d'histoire célèbre, on ne peut que louer Corneille d'avoir réduit ce mariage à une simple promesse d'épouser Chimène ; c'est en quoi il me semble que Corneille a observé les bienséances beaucoup plus que ne le pensaient ceux qui n'étaient pas instruits de l'histoire.
La conduite de l'Académie, composée de gens de lettres, est d'autant plus remarquable, que le déchaînement de presque tous les auteurs était plus violent ; c'est une chose curieuse de voir comme il est traité dans la Lettre sous le nom d'Ariste.
« Pauvre esprit qui, voulant paraître admirable à chacun, se rend ridicule à tout le monde, et qui, le plus ingrat des hommes, n'a jamais reconnu les obligations qu'il a à Sénèque et à Guillem de Castro, à l'un desquels il est redevable de son Cid, et à l'autre de sa Médée. Il reste maintenant à parler de ses autres pièces qui peuvent passer pour farces, et dont les titres seuls faisaient rire autrefois les plus sages et les plus sérieux ; il a fait voir une Mélite, la Galerie du Palais et la Place Royale ; ce qui nous faisait espérer que Mondory annoncerait bientôt le Cimetière de Saint-Jean, la Samaritaine, et la Place aux Veaux (4). L'humeur vile de cet auteur, et la bassesse de son âme, etc. »
On voit, par cet échantillon de plus de cent brochures faites contre Corneille, qu'il y avait, comme aujourd'hui, un certain nombre d'hommes que le mérite d'autrui rend si furieux qu'ils ne connaissent plus ni raison ni bienséance. C'est une espèce de rage qui attaque les petits auteurs, et surtout ceux qui n'ont point eu d'éducation. Dans une pièce de vers contre lui, on fit parler ainsi Guillem de Castro :
Donc, fier de mon plumage, en corneille d'Horace,
Ne prétends plus voler plus haut que le Parnasse.
Ingrat, rends-moi mon Cid jusques au dernier mot ;
Après tu connaîtras, corneille déplumée,
Que l'esprit le plus vain est souvent le plus sot,
Et qu'enfin tu me dois toute ta renommée.
1 – On voit que Voltaire tient toujours à montrer aux admirateurs du théâtre anglais qu'imiter Shakespeare c'est revenir à la barbarie. (G.A.)
2 – C'est là une des plus grosses erreurs de Voltaire. « Corneille, quoi qu'en aient dit Voltaire, La Harpe et Sismondi, fait remarquer M. Hippolyte Lucas dans son Histoire du théâtre français, n'a pu avoir connaissance de la pièce de Juan-Baptiste Diamante, El honrador de su padre (celui qui honore son père), puisque cette pièce n'a paru que vingt-deux ans après son Cid, dont elle n'est qu'une contrefaçon à la mode espagnole, en y ajoutant quelques scènes de Guillem de Castro, et l'élément comique de plus. » Mais Voltaire est excusable de son erreur, car l'acte de naissance de Diamante n'a été découvert que de nos jours. Diamante est né en 1626 ; il n'avait donc que dix ans lors de la première représentation du Cid (1636). Il ne faut donc tenir aucun compte des remarques de Voltaire sur l'œuvre de Diamante qu'il tient pour originale. (G.A.)
3 – M. Hippolyte Lucas dit que Voltaire a trop loué dans son Commentaire la modération du manifeste de l'Académie contre Corneille. Il n'a pas remarqué que le Commentaire était soumis par l'auteur au jugement de l'Académie elle-même, et qu'il ne pouvait, en conséquence, se prononcer contre les sentiments qu'elle avait exprimés sur le Cid. Tout ce qu'il y avait à faire, c'était de tâcher d'excuser l'Académie, et c'est ce que fit Voltaire. (G.A.)
4 – Il est vrai que ces comédies de Corneille sont très mauvaises ; mais il n'est pas moins vrai qu'elles valaient mieux que toutes celles qu'on avait faites alors en France.