MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre X

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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre X

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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.

 

 

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CHAPITRE X.

 

 

 

Des montagnes, de leur nécessité, et des causes finales.

 

 

 

 

 

 

      Il y a une très grande différence entre les petites montagnes isolées et cette chaîne continue de rochers qui règnent sur l'un et sur l'autre hémisphère. Les isolées sont des amas hétérogènes composés de matières étrangères, entassées sans ordre, sans couches régulières. On y trouve des restes de végétaux, d'animaux terrestres et aquatiques, ou pétrifiés, ou friables, des bitumes, des débris de minéraux. Ce sont pour la plupart des volcans, des éruptions de la terre, des excrescences causées par des convulsions ; leurs sommets sont rarement en pointe, leur flancs contiennent des soufres qui s'allument.

 

      La grande chaîne au contraire est formée d'un roc continu, tantôt de roche dure, tantôt de pierre calcaire, tantôt de graviers. Elle s'élève et s'abaisse par intervalles. Ses fondements sont probablement aussi profonds que ses cimes sont élevées. Elle paraît une pièce essentielle à la machine du monde, comme les os le sont aux quadrupèdes et aux bipèdes. C'est autour de leurs faîtes que s'assemblent les nuages et les neiges, qui de là se répandant sans cesse forment tous les fleuves et toutes les fontaines, dont on a si longtemps et si faussement attribué la source à la mer.

 

      Sur ces hautes montagnes dont la terre est couronnée, point de coquilles, point d'amas confus de végétaux pétrifiés, excepté dans quelques crevasses profondes où le hasard a jeté des corps étrangers.

 

      Les chaînes de ces montagnes qui couvrent l'un et l'autre hémisphère ont une utilité plus sensible. Elles affermissent la terre ; elles servent à l'arroser ; elles renferment à leurs bases tous les métaux, tous les minéraux.

 

      Qu'il soit permis de remarquer à cette occasion que (1) toutes les pièces de la machine de ce monde semblent faites l'une pour l'autre. Quelques philosophes affectent de se moquer des causes finales rejetées par Épicure et par Lucrèce. C'est plutôt, ce me semble, d'Épicure et de Lucrèce qu'il faudrait se moquer. Ils vous disent que l'œil n'est point fait pour voir, mais qu'on s'en est servi pour cet usage, quand on s'est aperçu que les yeux y pouvaient servir. Selon eux, la bouche n'est point faite pour parler, pour manger, l'estomac pour digérer, le cœur pour recevoir le sang des veines et l'envoyer dans les artères, les pieds pour marcher, les oreilles pour entendre. Ces gens-là pourtant avouaient que les tailleurs leurs faisaient des habits pour les vêtir, et les maçons des maisons pour les loger ; et ils osaient nier à la nature, au grand Être, à l'intelligence universelle, ce qu'ils accordaient tous à leurs moindres ouvriers.

 

      Il ne faut pas, sans doute, abuser des causes finales : on ne doit pas dire comme monsieur le prieur dans le Spectacle de la Nature, que les marées sont données à l'océan pour que les vaisseaux entrent plus aisément dans les ports, et pour empêcher que l'eau de la mer ne se corrompe ; car la Méditerranée n'a point de flux et de reflux, et ses eaux ne se corrompent point.

 

      Pour qu'on puisse d'assurer de la fin véritable pour laquelle une cause agit, il faut que cet effet soit de tous les temps et de tous les lieux. Il n'y a pas eu des vaisseaux en tout temps et sur toutes les mers ; ainsi l'on ne peut pas dire que l'océan ait été fait pour les vaisseaux. Nous avons remarqué ailleurs (2) que les nez n'avaient pas été faits pour porter des lunettes, ni les mains pour être gantées. On sent combien il serait ridicule de prétendre que la nature eût travaillé de tout temps pour s'ajuster aux inventions de nos arts arbitraires, que tous ont paru si tard ; mais il est bien évident que si les nez n'ont pas été faits pour les besicles , ils l'ont été pour l'odorat ; et qu'il y a des nez depuis qu'il y a des hommes. De même, les mains n'ayant pas été données en faveur des gantiers, elles sont visiblement destinées à tous les usages que le métacarpe, les phalanges de nos doigts et les mouvements du muscle circulaire du poignet, nous procurent.

 

      Cicéron, qui doutait de tout, ne doutait pas pourtant des causes finales.

 

      Il paraît bien difficile surtout que les organes de la génération ne soient pas destinés à perpétuer les espèces. Ce mécanisme est bien admirable ; mais la sensation que la nature a jointe à ce mécanisme est plus admirable encore. Épicure devait avouer que le plaisir est divin, et que ce plaisir est une cause finale par laquelle sont produits sans cesse ces êtres sensibles qui n'ont pu se donner la sensation.

 

      Cet Épicure était un grand homme pour son temps ; il vit ce que Descartes a nié, ce que Gassendi a affirmé, ce que Newton a démontré, qu'il n'y a point de mouvement sans vide. Il conçut la nécessité des atomes pour servir de parties constituantes aux espèces invariables. Ce sont là des idées très philosophiques. Rien n'était surtout plus respectable que la morale des vrais épicuriens : elle consistait dans l'éloignement des affaires publiques, incompatibles avec la sagesse, et dans l'amitié, sans laquelle la vie est un fardeau. Mais pour le reste de la physique d'Épicure, elle ne paraît pas plus admissible que la matière cannelée de Descartes.

 

     Enfin les chaînes de montagnes qui couronnent les deux hémisphères, et plus de six cents fleuves qui coulent jusqu'aux mers du pied de ces rochers ; toutes les rivières qui descendent de ces mêmes réservoirs, et qui grossissent les fleuves après avoir fertilisé les campagnes ; des milliers de fontaines qui partent de la même source, et qui abreuvent le genre animal et le végétal ; tout cela ne paraît pas plus l'effet d'un cas fortuit et d'une déclinaison d'atomes que la rétine qui reçoit les rayons de la lumière, le cristallin qui les rétracte, l'enclume, le marteau, l'étrier, le tambour de l'oreille, qui reçoit les sons, les routes du sang dans nos veines, la systole et la diastole du cœur, ce balancier de la machine qui fait la vie (3).

 

 

 

 

 

1 – Tout ce qui suit fut reproduit en 1770 dans les Questions sur l'Encyclopédie, article CAUSES FINALES. (G.A.)

 

2 – Voyez le Ier chapitre de Candide (G.A.)

 

3 – Les montagnes sont les condenseurs de l'océan. (TYNDALL.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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