MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS - Chapitre VI
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MÉMOIRES ET TRAITÉS DIVERS.
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CHAPITRE VI.
(1)
Des abeilles.
Je ne sais pas qui a dit le premier que les abeilles avaient un roi. Ce n'est pas probablement un républicain à qui cette idée vint dans la tête.
Je ne sais pas qui leur donna ensuite une reine au lieu d'un roi, ni qui supposa le premier que cette reine était une Messaline qui avait un sérail prodigieux, qui passait sa vie à faire l'amour et à faire ses couches, qui pondait et logeait environ quarante mille œufs par an. On a été plus loin, on a prétendu qu'elle pondait trois espèces différentes : des reines, des esclaves nommées bourdons, et des servantes nommées ouvrières, ce qui n'est pas trop d'accord avec les lois ordinaires de la nature.
On a cru qu'un physicien, d'ailleurs grand observateur, inventa il y a quelques années les fours à poulets, inventés depuis environ cinq mille ans par les Égyptiens, ne considérant par l'extrême différence de notre climat et de celui de l'Égypte (2). On a dit encore que ce physicien inventa de même le royaumes des abeilles sous une reine, mère de trois espèces.
Tous les naturalistes avaient avant lui répété cette invention. Enfin il est venu un homme qui, étant possesseur de six cents ruches, a mieux examiné son bien que ceux qui, n'ayant point d'abeilles, ont copié des volumes sur cette république industrieuse, qu'on ne connaît guère mieux que celle des fourmis. Cet homme est M. Simon, qui ne se pique de rien, qui écrit très simplement, mais qui recueille comme moi du miel et de la cire. Il a de meilleurs yeux que moi ; il en sait plus que M le prieur de Jonval, et que M. le comte du Spectacle de la Nature : il a examiné ses abeilles pendant vingt années ; il nous assure qu'on s'est moqué de nous, et qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce qu'on a répété dans tant de livres.
Il prétend qu'en effet il y a dans chaque ruche une espèce de roi et de reine qui perpétuent cette race royale et qui président aux ouvrages ; il les a vus, il les a dessinés, et il renvoie aux Mille et une Nuits et à l'Histoire de la reine d'Achem la prétendue reine abeille avec son sérail. Il y a ensuite la race des bourdons, qui n'a aucune relation avec la première, et enfin la grande famille des abeilles ouvrières partagées en mâles et en femelles, qui forment le corps de la république. Ce sont les abeilles femelles qui déposent leurs œufs dans les cellules qu'elles ont formées (3).
Comment en effet la reine seule pourrait-elle pondre et loger quarante mille œufs l'un après l'autre ? Il est très vraisemblable que M. Simon a raison. Le système le plus simple est presque toujours le véritable. Je me soucie d'ailleurs fort peu du roi et de la reine. J'aurais mieux aimé que tous ces raisonneurs m'eussent appris à guérir mes abeilles, dont la plupart moururent, il y a deux ans, pour avoir trop sucé des fleurs de tilleul (4).
On nous a trompés sur tous les objets de notre curiosité, depuis les éléphants jusqu'aux abeilles et aux fourmis, comme on nous a donné des contes arabes pour l'histoire, depuis Sésostris jusqu'à la donation de Constantin, et depuis Constantin et son labarum jusqu'au pacte que le maréchal Fabert fit avec le diable. Presque tout est obscurité dans les origines des animaux, ainsi que dans celles des peuples ; mais quelque opinion qu'on embrasse sur les abeilles et sur les fourmis, ces deux républiques auront toujours de quoi nous étonner et de quoi humilier notre raison. Il n'y a point d'insecte qui ne soit une merveille inexplicable.
On trouve dans les proverbes attribués à Salomon « qu'il y a quatre choses qui sont les plus petites de la terre, et qui sont plus sages que les sages : les fourmis, petit peuple qui se prépare une nourriture pendant la moisson ; le lièvre, peuple faible qui couche sur des pierres ; la sauterelle, qui n'ayant pas de rois, voyage par troupes ; le lézard, qui travaille de ses mains, et qui demeure dans les palais des rois. » J'ignore pourquoi Salomon a oublié les abeilles, qui paraissent avoir un instinct bien supérieur à celui des lièvres, qui ne couchent point sur la pierre, et des lézards, dont j'ignore le génie. Au surplus je préférerai toujours une abeille à une sauterelle.
1 – Ce chapitre se retrouve tout entier dans le Dictionnaire philosophique, article ABEILLES. (G.A.)
2 – Ces fours à poulets, renouvelés par M. de Réaumur, ne furent entre ses mains qu'une expérience curieuse ; on a fait depuis des expériences sur la manière de donner à tous ces œufs dans ces fours une chaleur égale et constante, sur les moyens d'empêcher ces œufs de se dessécher par la chaleur, en produisant dans le lieu où ils sont renfermés un certain degré d'humidité : par ces précautions cette méthode est devenue plus sûre ; on ne perd que très peu de poulets, et elle peut être employée avec profit dans le voisinage des grandes villes. (K.)
3 – Les observations de Réamur sont à peu près exactes. On a seulement depuis complété et précisé certains points. (Delavau.)
4 – Il reste encore de grandes obscurités sur la génération des abeilles, malgré les recherches d'une société économique établie en Lusace, et qui a fait de l'observation des abeilles l'objet principal de ses travaux. L'opinion de M. de Réaumur est la plus vraisemblable, à cela près qu'il paraît que les mâles ne fécondent les œufs que hors du corps de la femelle, et lorsqu'ils sont déposés dans leurs cellules : ce qui explique l'usage de cette grande quantité de mâles.
Quant à l'opinion de M. Simon, elle n'a jamais eu de partisans parmi les observateurs exacts. Il reste à examiner si la différence entre la reine femelle et les ouvrières tient à ce qu'elles naissent de germes différents, ou seulement à ce qu'elle sont élevées dans des cellules plus ou moins grandes : on ignore également pourquoi il y a dans les ruches deux espèces de bourdons. (K.)