CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 121
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DE VOLTAIRE.
19 de Décembre 1777.
Mon très cher philosophe, j’ai lu la Bienfaisance prouvée par les faits (1). On a dit jusqu’à présent que la philosophie n’est pas sensible : vous démontrez bien le contraire. Vous et l’abbé Morellet m’apprenez des choses dont on ne se doutait pas à Genève. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’exemple dans Paris de tant de générosité. Une femme d’un actionnaire de Saint-Gobin a fait plus de bien qu’aucune reine de France, et a fait ce bien avec une raison supérieure qui n’était pas le partage de Marie Leczinska. Vous rendez son nom immortel, tandis que nous avons des grands seigneurs qui aspirent aux premières charges de l’État en friponnant au jeu, et en volant dans la poche.
On dit qu’il paraît un troisième éloge fait par M. Thomas. Je ne l’ai point encore. Je ferai relier ce trio respectable, et vous serez à la tête. Je ne puis trop vous remercier, mon cher ami, de m’avoir fait lire le chef-d’œuvre de votre cœur. Je ne sais pas encore si vous avez réussi auprès de Frédéric pour le martyr du Châtelet. Vous avez pourtant bien pris votre temps, car, en bâtissant une très belle bibliothèque, il a besoin d’un bibliothécaire, et Delisle est tout propre pour cet emploi. J’ai écrit à Frédéric dans cette idée ; je n’ai point encore de réponse ; mais sûrement Frédéric vous répondra, car il est coquet, il veut vous plaire. Vous avez dans Paris une voix prépondérante, et Alexandre voulait plaire aux Athéniens. Je ne sais si c’est en donnant douze cents francs de pension (2) qu’il s’écriait : « O gens d’Athènes ! voyez ce qu’il m’en coûte pour être loué de vous ! »
M. de Villette a consommé son mariage dans la chaumière que vous avez daigné habiter quelque temps. C’est une belle conversion (3), et qui fera grand honneur à la philosophie si elle dure.
Je vous embrasse de toutes mes forces, et je suis fâché que ce soit de si loin.
1 – Il s’agit d’un éloge de madame Geoffrin, par d’Alembert. Cette madame avait des actions dans la manufacture de glaces de Saint-Gobain. Thomas et l’abbé Morellet ont aussi écrit son éloge. (K.)
2 – Chiffre de la pension que le roi de Prusse faisait à d’Alembert. (G.A.)
3 – Le marquis de Villette avait eu jusques alors une vie très dissipée. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 27 de décembre 1777.
Ma négociation pour M. Delisle n’a pas été heureuse, mon cher maître. Le roi de Prusse me répond (1) sèchement et laconiquement qu’il n’y a point de place à Berlin qui lui convienne, et qu’il lui conseille d’aller en Hollande, où il pourra faire le métier de tant d’autres qui lui ressemblent. Je vous adoucis même les termes de sa lettre, dont vous croyez bien que je n’ai pas régalé le pauvre Delisle. Notre Salomon a de l’humeur, et je le crois mécontent ou malade. Sa réponse est de nature à ne pas me permettre d’insister, et vous pouvez me dire comme Châtillon à Nérestan,
Seigneur, s’il est ainsi, votre faveur est vaine.
Peut-être au reste M. Delisle n’aurait-il pas été heureux dans la place que nous voulions lui procurer. Vous savez, ainsi que moi, à quel maître il aurait eu affaire, sans compter qu’il eût été pour tous les alentours un grand objet de jalousie, et par conséquent de calomnie. Voyez si vous jugez à propos de faire, pour votre compte, une nouvelle tentative. On craindra plus de vous désobliger que moi ; mais je doute que vous ne soyez pas éconduit, sans doute avec politesse. Je suis étonné que M. Thomas ne vous ait pas envoyé ce qu’il a écrit sur notre vertueuse et respectable amie. Je crois que si elle revenait au monde, et qu’elle lût ses trois éloges, son esprit serait content de Thomas ; son âme, de l’abbé Morellet ; et son cœur, de moi et il est bien vrai que c’est le cœur seul qui m’a dicté cette petite lettre.
Nous avons préféré, ne pouvant pas avoir Pascal-Condorcet, à Chapelain-Lemierre et à Cotin-Chabanon, Eutrope-Millot, qui a du moins le mérite d’avoir écrit l’histoire en philosophe, et de ne s’être jamais souvenu qu’il était jésuite et prêtre. C’est moi qui suis chargé de le recevoir. Buffon, directeur, s’en va à Montbard. Le prince Louis (2), chancelier, a des affaires ; c’est comme dans le chapitre des rats,
L’un dit, je n’y vas pas, je ne suis pas si sot ;
L’autre, je ne saurais ;
Si bien que me voilà endossé de l’oraison funèbre de Gresset. Je me tirerai de tout cela comme je pourrai.
On dit que vous aurez chez vous tout l’hiver monsieur et madame de Villette. Ce catéchumène a besoin, pour assurer sa conversion, de passer quelques mois dans votre église, et d’aller chez vous au catéchisme. Je désire fort que vos instructions achèvent cette cure.
Adieu, mon cher et illustre ami ; je vous embrasse tendrement, et suis plus que jamais tuus ex animo. BERTRAND.
1 – 20 Décembre 1777. (G.A.)
2 – Louis de Rohan. (G.A.)