CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 99

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 99

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 12 de février 1774.

 

 

      Il y a longtemps, mon cher et illustre maître, que je n’ai entendu parler de vous, et que, de mon côté, je ne vous ai donné signe de vie. Je veux pourtant vous dire un mot, mais un mot seulement, et ce mot est que je vous aime toujours. Je vous crois fort occupé ; tant mieux pour moi, et tant pis pour d’autres. On m’a dit que vous aviez été malade ; mais on m’a depuis rassuré. Sophonisbe (1) n’a pas vécu aussi longtemps que les chefs-d’œuvre de Régulus et d’Orphanis (2). Qu’on dise à présent que le parterre n’est pas connaisseur. A propos d’Orphanis, avez-vous lu le terrible extrait que La Harpe vient d’en faire dans le Mercure ? Ce jeune homme est bien digne par ses talents, son bon goût, et son courage, de l’intérêt que vous prenez à lui ; mais il aura une rude carrière à parcourir, bien semée d’épines et de chausses-trappes par ses ennemis. Je suis vraiment affligé de le voir sans fortune. On dit que vous avez du crédit auprès du contrôleur-général, qui se ferait un plaisir de vous obliger, ne fût-ce que par vanité. Vous devriez l’engager à faire quelque chose pour ce jeune homme, qui trouve tant de portes fermées, et qui ne parviendra que tard à les briser et à les renverser par ses succès.

 

      Que dites-vous de Sémiramis-Catau ? Il me semble que les Turcs commencent à se moquer d’elle. Quand on se laisse battre par ces marabouts, il ne faut pas persifler la philosophie. Rira bien qui rira le dernier. Cette Sémiramis m’avait mandé que les prisonniers français faits à Cracovie étaient très bien traités. M. de Choisy, un de ces prisonniers, qui est ici, assure qu’ils ont été traités indignement. Vous devriez bien écrire à cette grande princesse que Sémiramis est bien mal obéie, et Catau bien mal instruite. Adieu, mon cher maître ; je vous aime bien plus que toutes les Sémiramis, et même que toutes les Catau. Dites-moi un mot de votre santé, et songez au pauvre La Harpe. Mes respects à madame Denis.

 

 

1 – Voyez au THÉÂTRE. (G.A.)

 

2 – La première tragédie est de Dorat, et la seconde de Blin de Sainmore. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

25 de Février 1774.

 

 

      Mon très cher philosophe, la nature donne furieusement sur les doigts à la fin de chaque hiver, aux vieilles pattes de Raton Il a reçu ces jours-ci un avertissement très sérieux (1) ; c’est une des raisons péremptoires qui l’ont empêché de vous écrire ; et si, après cette raison, il pouvait en exister encore une, la voici : M. le marquis de Condorcet m’avait averti qu’il ne voulait plus recevoir de lettres par les bons offices d’un homme (2) qui était soupçonné de les ouvrir, soupçonné d’être espion, d’être, d’être, etc. On s’est trop aperçu enfin que cette défiance de M. de Condorcet était très fondée. Il n’était pas étonnant que Raton eût les pattes un peu brûlées, puisqu’il marchait depuis si longtemps sur des charbons ardents. Quel homme je vous avais recommandé !quel présent je vous aurais fait ! j’en tremble encore… Mes lettres, fort inutiles, ont été lues par des personnes qui… Voilà autant de points que Beaumarchais en reproche à madame Goëzmann (3). Toute cette algèbre vous développera l’inconnue ; et cette inconnue est que nous sommes trop connus. Je n’en suis pas moins occupé de vous plaire. Aliquid de tuo amico videbis quod ejus memoriam menti tuœ revocabit.

 

      Où diable ce jeune homme (4), qui porte le nom de l’instrument d’un roi juif, a-t-il pêché que j’étais fort gracieusement traité par milord grand-trésorier (5) ? Tutto il contrario l’istoria converte. Amice, je ne compte ni sur aucun satrape ni sur aucun monarque de l’Orient, non plus que vous ne comptez sur les puissances du Nord.

 

      Si vous voyez M. de Rochefort, je vous demande en grâce de lui dire les raisons qui me forcent à ne lui point écrire. Je ne lui en suis pas moins attaché ; et je lui demande en grâce à lui et à madame sa femme, de passer par chez nous quand ils iront voir leur mère.

 

      Ma consolation serait de vous revoir encore dans ma chaumière, auprès de Lyon, vous et monsieur de Condorcet ; mais ni vous ni lui n’avez de mère dans le Gévaudan.

 

      La mort de ce pauvre La Condamine, qui croyait avoir exactement mesuré un arc du méridien, m’avertit qu’il faut que je fasse mon paquet. Je suis un peu sourd comme lui, et, de plus, aveugle. Les cinq sens dénichent l’un après l’autre ; et puis reste zéro.

 

      De tous les ouvrages dont on régale le public, le seul qui m’ait plu est le Quaterne (6) de Beaumarchais. Quel homme ! il réunit tout, la plaisanterie, le sérieux, la raison, la gaieté, la force, le touchant, tous les genres d’éloquence, et il n’en recherche aucun, et il confond tous ses adversaires, et il donne des leçons à ses juges. Sa naïveté m’enchante ; je lui pardonne ses imprudences et ses pétulances.

 

      Je ne vous dis rien de votre Childebrand (7). J’espère que vous me pardonnerez d’avoir respecté un ancien attachement. Je m’enveloppe, autant que je le puis, du manteau de la philosophie ; mais ce manteau est si étriqué, si percé de trous, que la bise y entre de tous les côtés. Adieu, mon très cher philosophe, dont le manteau est d’un bien meilleur drap que le mien. Vivant ou mourant, tuus sum RATON.

 

 

1 – Il avait eu une légère attaque d’apoplexie. (G.A.)

 

2 – Sans doute Marin. (G.A.)

 

3 – Voyez les Mémoires de Beaumarchais dans son affaire avec Goezman. On ne s’était guère occupé d’autre chose à Paris pendant cet hiver. (G.A.)

 

4 – La Harpe. (G.A.)

 

5 – L’abbé Terray. (G.A.)

 

6 – Le quatrième mémoire. (G.A.)

 

7 – Le maréchal de Richelieu.

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 26 de Février 1774.

 

 

      Je viens de lire, mon cher maître, avec le plus grand plaisir, une suite de l’Histoire de l’Inde, avec quelques douceurs pour Nonotte et consorts (1). J’avais déjà la première partie, et je voudrais bien avoir la seconde ; je me recommande bien vivement à l’auteur.

 

      Tandis qu’il s’égaie aux dépens des Nonotte et des Patouillet, il ne sait peut-être pas ce qui se passe au sujet de la canaille (2) dont ils faisaient partie. Cette canaille, quoique coupée en mille morceaux par les souverains et par le pape, cherche à se réunir, et ne désespère pas d’y réussir. Il y a actuellement un projet de les rétablir en France, sous un autre nom ; et j’ai appris avec douleur que l’archevêque de Toulouse (3), qui, comme je le lui ai cent fois entendu dire à lui-même, n’aime ni n’estime ces marauds, et les connaît bien pour ce qu’ils sont, est à la tête de ce beau projet, parce qu’il en espère apparemment ou le cordon bleu, ou le chapeau, ou la feuille des bénéfices, ou l’archevêché de Paris. Heureusement le pape y est jusqu’à présent fort opposé, et le roi d’Espagne encore plus ; et il faut espérer que le roi de France trouvera des serviteurs fidèles qui lui feront sentir que cette vermine ne lui pardonnera jamais de l’avoir écrasée, et ne se croira pas dédommagée par le consentement qu’il pourrait donner à leur nouvelle existence ; et qu’ainsi il y aurait le plus grand risque pour lui à les laisser ressusciter, sous quelque forme que ce puisse être.

 

      Voici le projet de la nouvelle forme qu’on prétend leur donner. Ils formeront une communauté de prêtres, qui n’aura point de général à Rome, mais qui fera des vœux, excepté celui de pauvreté, afin qu’ils soient susceptibles de bénéfices. On recevra dans cette communauté d’autres prêtres que les ex-jésuites, et même ces prêtres seuls auront l’administration des biens. De plus, l’étude de la théologie sera interdite dans cette congrégation, et ils ne pourront jamais diriger les séminaires ; mais ils serviront de pépinière pour donner des maîtres aux collèges de province, sans néanmoins être membres de l’Université.

 

      Vous sentez, mon cher maître, tout ce qu’il y a d’insidieux dans ce projet, et que, dès qu’une fois la canaille sera établie, elle se mettra bientôt en possession de tous les avantages auxquels elle feint de renoncer dans ce moment, pour ne pas trop effaroucher les contradicteurs. D’abord, les bénéfices dont ils sont susceptibles leur donneront moyen d’entrer dans le clergé, et de devenir évêques ; nouveau moyen de pouvoir qui manquait à la société défunte. Les prêtres séculiers, prétendus administrateurs des biens, seront bientôt culbutés par eux, dès qu’ils trouveront un peu de faveur ; et d’ailleurs ces prêtres, choisis par l’archevêque de Paris, seront leurs créatures et leurs valets Ils ne tarderont pas à représenter qu’il est absurde d’interdire à une communauté de prêtres l’étude de la théologie, et ils obtiendront ce point d’autant plus facilement que leur demande sera raisonnable. Ils représenteront de même qu’étant destinés à peupler les collèges de province, il est impossible qu’ils y suffisent en n’ayant qu’une seule maison dans Paris (car le prétendu projet ne leur permet pas d’en avoir ailleurs) ; et ils obtiendront de même fort aisément d’en avoir au moins dans les principales villes.

 

      Enfin il est clair que ces marauds ne demandent rien, dans ce moment, que d’obtenir un souffle de vie, qui deviendra bientôt, grâce à leurs intrigues, un état de vigueur et de santé. Je vous avoue, mon cher ami, que j’ai le cœur navré, quand je vois la protection que le roi de Prusse accorde à cette canaille, et qui servira peut-être d’exemple à d’autres souverains, quoiqu’il y ait bien de la différence entre souffrir des jésuites en pays protestant, et les avoir en pays catholique.

 

      Voilà, mon cher ami, un sujet bien intéressant et qui mériterait bien autant d’exercer votre plume que les Morangiés et les La Beaumelle. Vous allez dire que je fais encore le Bertrand, et que j’ai toujours recours à Raton mais songez donc que Bertrand a les ongles coupés. Ce que je désire, et que j’attends de vous, serait l’ouvrage d’un bon citoyen et d’un bon Français, attaché au roi et à l’État. Vous pouvez répandre à pleines mains sur ce projet l’odieux et le ridicule dont vous savez si bien faire usage. Vous pouvez faire voir qu’il est dangereux pour l’État, pour l’Église, pour le pape, et pour le roi, que les jésuites regarderont toujours comme leurs ennemis, et traiteront comme tels, s’ils le peuvent. Ce sont les Broglie, si bien faits pour brouiller tout (4), qui malgré leur disgrâce, intriguent actuellement de toutes leurs forces pour cet objet ; mais j’espère qu’ils trouveront en leur chemin le duc d’Aiguillon (5) et tous les honnêtes gens du royaume, dont le cri va être universel. On dit que votre Catau conserve aussi les jésuites, à l’exemple du roi de Prusse.

 

 

1 – Seconde partie des Fragments sur l’Inde. (G.A.)

 

2 – Les jésuites. (G.A.)

 

3 – Brienne. (G.A.)

 

4 – Les Broglies avaient déjà contribué au renvoi de Choiseul. (G.A.)

 

5 – Ministre de la guerre et des affaires étrangères. (G.A.)

 

 

 

 

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