CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 98
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
5 de Décembre 1773.
Votre lettre (1), mon cher philosophe, vaut beaucoup mieux que ma Tactique. Nous en avons bien ri, madame Denis et moi. Raton avale sans aucune répugnance la pilule que lui présente Bertrand. Ce n’est point une pilule, c’est une dragée du bon faiseur ; et sur-le-champ nous faisons venir les deux tomes (2), pour lire au plus vite la page 101 ; c’est du moins une consolation. Il y a certaines petites ingratitudes, certains petits caprices, certaines niches qu’il faut savoir supporter en silence, surtout lorsqu’on a quatre-vingts ans et lorsqu’on n’a pas vécu toujours tranquille, il faut tâcher au moins de mourir tranquille.
J’écris à M. de Condorcet, et je le supplie de vouloir bien m’envoyer son Fontaine (3) ; car, en vérité, je trouve qu’il est le seul qui écrive comme vous, qui emploie toujours le mot propre, et qui ait toujours le style de son sujet.
Madame Necker dit qu’elle craint que le roi de Prusse ne soit mécontent de ce que je le donne au diable (4) ; et à qui donc veut-elle que je le donne ? et puis, s’il vous plaît, peut-on donner quelqu’un au diable plus honnêtement ?
J’ai un autre scrupule que je vous prie de me lever. Je ne sais si j’ai reçu une lettre de M. le chevalier de Chastellux, et je ne sais si je lui ai répondu. Je n’ai pas un grand ordre dans mes paperasses. Si j’avais manqué de répondre à M. de Chastellux, je serais bien fâché contre moi ; c’est un des hommes que j’estime le plus. J’aime à voir un brave officier qui ne croit pas que son métier soit absolument le plus propre à faire la félicité publique. J’apprends que son ouvrage (5) n’est pas aussi connu à Paris qu’il devrait l’être. Je pense en savoir la raison, c’est qu’il est au-dessus de son siècle.
A propos, je ne vous ai pas envoyé une copie correcte de ma petite Tactique ; mais qu’importe ? J’ai envie de l’envoyer à votre Rominagrobis (6) pour voir s’il se fâchera que je l’envoie où il doit aller. Il n’a rien fait de si plaisant en sa vie que de se déclarer général des jésuites (7). Il faudrait, pour lui répondre, que le pape se déclarât huguenot. Je ne désespère pas de voir cette facétie, et celle que vous proposez entre Diderot et Catau.
Adieu, mon très cher secrétaire perpétuel, qui vivrez perpétuellement.
1 – On n’a pas cette lettre, non plus que toutes celles écrites par d’Alembert depuis huit mois environ. (G.A.)
2 – On ne sait de quel ouvrage. (G.A.)
3 – Éloge de M. Fontaine. (G.A.)
4 – Dans la Tactique. Voyez aux SATIRES. (G.A.)
5 – De la félicité publique, 1772. (G.A.)
6 – Le roi de Prusse. (G.A.)
7 – Frédéric avait donné asile aux jésuites, afin de mettre à profit leurs lumières pour l’enseignement public. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
15 de Décembre 1773.
Vraiment Raton s’est brûlé les pattes jusqu’aux os. L’auteur de la page 101 dit précisément les mêmes choses que moi, et il les répète encore à la page 105 (1). Cher Bertrand, ayez pitié de Raton ; vous sentez qu’il est dans une position critique. Il a tant tiré de marrons du feu, que les maîtres des marrons, dont il a plus d’une fois gâté le souper, ont juré de l’exterminer à la première occasion ; et il n’y a point de chat que ces drôles-là ne se promettent de prendre, fût-il réfugié dans la cuisine ou dans le grenier. Il faut donc absolument que Raton fasse patte de velours.
Je trouve la manière dont on traite La Harpe bien injuste et bien dure. Il a du génie, et il est, à mon gré, le seul qui pourrait soutenir le théâtre tragique.
J’ai supplié M. le marquis de Condorcet de vouloir bien m’envoyer l’Éloge de Fontaine, en cas que ma demande ne soit pas indiscrète. Ce Fontaine, autant qu’il peut m’en souvenir, était un compilateur d’ana, tout farci d’idées creuses. M. de Condorcet me paraît bien au-dessus de tous ceux dont il fait l’éloge.
N’est-ce pas vous, mon illustre Bertrand, qui m’avez adressé M. de Lisle, capitaine de dragons ? en ce cas, il faut que je vous en remercie ; car il a bien de l’esprit, bien du goût, et il est, de plus, un des meilleurs cacouacs que nous ayons.
La nouvelle édition de l’Encyclopédie va paraître à Genève.
On y imprime in-4° un Corneille, avec un commentaire de Raton. Ce commentaire est plus ample de moitié. On se prosterne devant les belles tirades, à qui on doit d’autant plus de respect, que ce sont des beautés dont on n’avait pas d’idée dans notre langue ; mais on donne des coups de griffe épouvantables à tout le reste. On ne doit de respect qu’à ce qui est beau. C’est se moquer du monde que de dire : Admirez des sottises, parce que l’auteur a fait autrefois de bonnes choses.
Je vous embrasse bien tendrement.
1 – Il s’agit de quelque ouvrage que Voltaire avait critiqué à faux (G.A.)