CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 97
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
2 d’Auguste 1773.
Je crois, mon cher et illustre Bertrand, qu’il faudra bientôt vous pourvoir d’un autre Raton. Vous n’en trouverez guère dont les pattes vous soient plus dévouées et plus faites pour être conduites par votre génie.
J’ai reçu M. de Saint-Remi avec la cordialité d’un frère rose-croix. Il est encore chez moi. Je jouis de sa conversation dans les intervalles de mes souffrances ; quelquefois même je soupe avec lui, ou je fais semblant de souper.
Vous savez sans doute quelle foule de princes et de princesses de Savoie et de Lorraine est venue à Lausanne et à Genève, les uns pour Tissot, les autres pour se promener. Les évêques, ne sachant que faire dans leurs diocèses, y viennent aussi. L’évêque de Noyon loge à Lausanne dans une maison (1) que j’avais achetée, et que j’ai revendue ; il y donne à souper aux ministres du saint Évangile et aux dames.
On fait actuellement à La Haye une seconde édition de l’ouvrage posthume d’Helvétius. Elle est dédiée à l’impératrice de toutes les Russies ; cela est curieux.
Je vous embrasse bien tendrement, mon cher ami.
1 – Au Chêne. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
1er d’Octobre 1773.
Mon cher et grand philosophe, il faut mourir en servant la raison et la vertu, et en les vengeant des abbés Sabatier. Je me flatte que si ce petit ouvrage (1) peut parvenir à l’évêque protecteur d’un Sabatier, il connaîtra du moins le personnage, et il est bien nécessaire que ce coquin soit connu. Faites passer, je vous prie, un exemplaire à M. Saurin, et mettez les autres dans d’aussi bonnes mains. Si vous jugez que le petit écrit puisse faire du bien, on vous en fera tenir dans l’occasion.
Il y a de très honnêtes athées, d’accord ; mais un Sabatier, ennemi de Dieu et des hommes, ne doit point être ménagé. Raton tire hardiment les marrons du feu en cette occasion. Raton recommande ses pattes à son cher et illustre Bertrand, qu’il aimera tendrement jusqu’au dernier moment de sa vie.
1 – Dialogue du Pégase et du Vieillard. Voyez aux SATIRES. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
19 de Novembre 1773.
Mon cher philosophe, aussi intrépide que circonspect, et qui avez grande raison d’être l'un et l’autre, voici une petite assiette de marrons que Raton envoie à son Bertrand Je les avais adressés à M. de Condorcet ; mais je crois qu’il est toujours à la campagne, et je vous les fais parvenir en droiture. Ces marrons sont comme les livres de mon libraire Caille, ils ne valent rien qui vaille (1) ; mais il est juste que je vous fasse lire ma satire contre M. de Guilbert (2), qui m’a d’ailleurs paru un homme plein de génie, et, ce qui n’est pas moins rare, un homme très aimable. Je m’intéresse à son Connétable de Bourbon (3), d’autant plus que ce grand homme passa par Ferney en se réfugiant chez les Espagnols. Tous les jésuites aujourd’hui, qui ne sont pas de si grands hommes, veulent se réfugier en Silésie et dans la Prusse polonaise, chez le révérend père Frédéric. Riez donc, et riez bien fort.
La dédicace d’une église catholique a été faite, comme vous savez, à Berlin. Je ne sais si les sociniens en obtiendront une.
Ne croyez-vous pas lire les Mille et une Nuits, quand vous voyez combien de millions Catherine II donne aux princesses de Darmstadt et au comte Panin ? où prend-elle tant d’argent, après quatre ans d’une guerre si vive et si dispendieuse, tandis que M. l’abbé Terray ne me paie pas, après dix ans de paix, un pauvre petit argent qu’il m’avait pris chez M. Magon ?
Mon cher philosophe, vous seriez actuellement aussi riche que M. Necker, si vous aviez été en Russie. C’était à la cour de France de récompenser dignement votre noble désintéressement ; mais vous en êtes dédommagé par les bontés de l’abbé Sabatier : c’est toujours quelque chose.
Je ne sais où est Diderot ; il était tombé malade à Duisbourg, en partant de La Haye, pour aller chez l’impératrice des Mille et une Nuits.
Nous avons actuellement à Ferney l’ancien empereur Schouvalof (4) ; c’est un des hommes les plus polis et les plus aimables que j’aie jamais vus. Tout ce que je vois de Russes me persuade toujours qu’Attila était un homme charmant, et que la sœur d’Horius fit très bien de partir en poste pour aller l’épouser. Si malheureusement elle ne s’était pas fait faire en chemin un enfant par un de ses valets de chambre, nous pourrions avoir aujourd’hui de la race d’Attila sur quelque trône de l’Europe, et peut-être sur la chaire de saint Pierre.
Bonsoir, mon très cher et très illustre Bertrand. Le vieux malingre, RATON.
1 – Voyez les deux premiers vers de la Tactique, satire. (G.A.)
2 – Aimé de mademoiselle de Lespinasse. Il venait de faire visite à Voltaire. (G.A.)
3 – Tragédie de Guilbert. (G.A.)
4 – Amant de l’impératrice défunte, Élisabeth Petrowna. (G.A.)