CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 120

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 120

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DE D’ALEMBERT.

 

Paris, 18 de Novembre 1777.

 

 

      Mon cher et illustre maître, M. Delisle et M. Bitaubé m’ont rendu vos lettres (1). J’ai beaucoup causé avec le premier sur son projet et son désir de s’attacher à votre ancien disciple et j’écris (2) en conséquence à cet ancien disciple tout le bien que je pense de M. Delisle, et tout l’avantage que le monarque trouverait à se l’attacher ; je lui demande à quelles conditions il le voudrait, et je lui fais entendre que ces conditions doivent être avantageuses. Nous verrons sa réponse, qui sera, à ce que j’espère, telle que nous la désirons. Joignez-vous à moi de votre côté, et écrivez tout de suite ; car ma lettre est partie d’hier.

 

      Voilà la Sorbonne qui veut condamner l’abbé Remy comme hérétique pour son Éloge de L’Hospital ; mais ces messieurs sont, à ce qu’on dit, divisés entre eux, et d’ailleurs ils craignent le parlement dont on les menace.

 

      Nous n’aurons pas Pascal (3) cette fois-ci ; j’ai frappé à la porte de Rufin (4), et il m’a fait dire qu’il fallait encore attendre ; mais j’espère au moins que nous n’aurons pas Cotin Chabanon, qui demande l’Académie tout à la fois comme on demande l’aumône et comme on demande la bourse, et qui veut accumuler sur sa tête des titres au lieu de talents.

 

      J’ai vu avec grand plaisir que vous avez donné cinquante louis à Berne pour ce prix intéressant (5), et j’ai lu avec plus de plaisir encore l’ouvrage que vous m’avez envoyé, et qui serait bien digne du prix. Mais je pense, mon cher et illustre maître, sauf votre meilleur avis, qu’il aurait fallu ne pas proposer les trois questions à la fois, et qu’il eût été bon de les séparer : parce que la besogne est trop considérable, et que chacune des trois questions séparément vaut bien cent louis au moins ; parce que la troisième question ne peut guère être traitée à fond que par un jurisconsulte, et que les deux premières, et la première surtout, peuvent l’être par un homme qui ne serait que philosophe. Peut-être serait-il temps d’écrire encore là-dessus à l’Académie de Berne, et personne n’y est plus propre que vous.

 

      Voilà encore la querelle sur la musique recommencée entre La Harpe et un de nos confrères, ou plutôt deux ; car Suard et l’abbé Arnaud font bourse commune. Je pense que La Harpe a toute raison ; mais cette querelle met bien de l’aigreur parmi nous. Nous sommes comme ces marauds de Grecs qui, pendant que Mahomet les assiégeait, s’égorgeaient entre eux pour la transfiguration. Pauvre espèce humaine ! Tout cela ne sera rien, mon cher confrère, si vous vous conservez pour la philosophie et pour vos amis ; pour moi, je deviens imbécile et incapable d’écrire deux mots qui aient le sens commun. Quand je pense à tout ce que vous faites avec vingt-quatre ans de plus que moi, je dis avec Térence : Homo homini quid prœstat ! « Quelle distance entre un homme et un autre ! » Mais je permets à nos esprits, mon cher et illustre maître, d’être à si grande distance qu’ils voudront, pourvu que nos cœurs soient bien proches : vous savez combien le mien a été de tout temps attiré vers le vôtre. Sur ce, je vous embrasse tendrement et vous demande votre bénédiction. Tuus BERTRAND.

 

 

1 – Lettres du 3 auguste et du 27 octobre. (G.A.)

 

2 – 17 novembre 1777. (G.A.)

 

3 – Condorcet. (G.A.)

 

4 – Nom du ministre de Théodose Ier et d’Arcadius. Ce sobriquet doit s’appliquer à Maurepas. (G.A.)

 

5 – Voyez, notre Avertissement en tête de l’écrit intitulé : Prix de la justice et de l’humanité. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

26 de Novembre 1777.

 

 

      Non, vous n’êtes plus Bertrand, vous êtes Caton ; vous êtes juste et intrépide… ; mais je suis très fâché de tout ce qui se passe.

 

      A l’égard d’un des martyrs de la raison, condamné par les petits cuistres, et à peine sauvé par les grands cuistres, je me joins à vous auprès de Julien minor ou major, que vous appelez mon ancien disciple. Je lui écris le plus fortement qu’il m’est possible en faveur du martyr dont j’espère de nouvelles homélies moins longues, moins décousues, plus solides, plus neuves et plus dignes d’un homme qui sera auprès de Julien (1). La belle bibliothèque qu’à fait bâtir cet homme amoureux de toute sorte de gloire est une belle occasion de placer Delisle très avantageusement ; Julien est en train de faire du bien. Il vient de m’accorder deux grandes bontés : l’une a été de daigner être mon solliciteur auprès de son neveu le duc régnant de Virtemberg, sur lequel j’ai placé tout mon bien, et qui veut que je meure de faim, moi qui ne voulais mourir que de vieillesse.

 

      Je m’occupe actuellement de la conversion de M. de Villette, à qui j’ai fait faire le meilleur marché qu’on puisse jamais conclure. Il a épousé, dans ma chaumière de Ferney, une fille (2) qui n’a pas un sou, et dont la dot est de la vertu, de la philosophie, de la candeur, de la sensibilité, une extrême beauté, l’air le plus noble, le tout à dix-neuf ans. Les nouveaux mariés s’occupent jour et nuit à me faire un petit philosophe. Cela me ragaillardit dans mes horribles souffrances, et cela ne m’empêche pas de vous regretter tous les jours de ma vie. Vous savez que ma plus grande consolation est de vous aimer.

 

 

1 – La Philosophie de la nature est, en effet, un livre long et sans originalité. (G.A.)

 

2 – Mademoiselle de Varicourt. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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