CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 119
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
3 d’Auguste 1777.
Notre martyr (1) ne vous reverra pas sitôt, mon cher et sage confesseur. Il s’en va à Paris par Strasbourg et par Nancy, ce qui n’est pas le plus court chemin. J’ai imaginé que son véritable refuge devait être à Sans-Souci. Il me semble que c’est à Julien à prendre soin de Libanius, d’autant plus que Julien second du nom, vient de faire un petit ouvrage (2) beaucoup plus fort que tous ceux de son brave prédécesseur et qu’il doit être bien content d’avoir un tel officier dans son armée. Il faut absolument que ce soit vous, mon très cher philosophe, qui lui ouvriez les portes de ce sanctuaire. Dieu vous a conservé pour secourir ceux qui souffrent pour son nom et pour sa gloire. J’ai actuellement avec Julien une petite affaire qui ne me permet pas de lui écrire sur d’autres objets (3). Je ne pourrai lui écrire sur M. Delisle que dans cinq ou six semaines. Je vous supplie de commencer cette sainte négociation. Ce n’est pas assez de fuir loin de MM. Clément et compagnie, il faut vivre à son aise.
Nam si Libanio puer et tolerabile desit
Hospitium.
JUV., Sat. VIII.
Libanius ne pourra peut-être plus servir si bien la bonne cause. Les stoïciens, quoi qu’on en dise, ont des besoins comme les autres hommes.
Ayez donc la bonté, mon cher ami, de dire à Luc que, n’ayant pu le venir voir, vous lui envoyez un de vos disciples. Dès que vous aurez bien voulu m’instruire que votre lettre sera partie, je presserai Luc, je le conjurerai « per patrem suum Julianum, per omnes apostolos nostros, et per sanctum evangelium nostrum, » et encore plus par son propre intérêt, d’admettre auprès de lui un homme aimable, qui lui sera nécessaire ; car, après tout, Luc devient vieux, il a besoin d’un homme qui l’entende et qui l'amuse, qui lui serve quelquefois de secrétaire, de bibliothécaire.
Est-il vrai que nous serons assez heureux pour être renforcés (4) par Pascal-Condor… ? Si vous venez à bout de cette grande affaire, les portes de l’enfer ne prévaudront plus contre nous. Vale, et miserere meî.
1 – Delisle de Sales. (G.A.)
2 – Essai sur les formes du gouvernement. (G.A.)
3 – Frédéric s’était chargé d’écrire à son neveu, le duc de Wurtemberg, qui ne payait pas à Voltaire les arrérages qu’il lui devait. (G.A.)
4 – A l’Académie. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
22 de Septembre 1777.
Je vous prie, mon véritable et cher philosophe, d’avoir pitié de votre pauvre Suisse. Votre santé est, dit-on, raffermie, quand la mienne est rongée par le temps. Je vous ai écrit pour ce Delisle, qui me paraît un si bon enfant, et tout fait pour votre royal ami des bords de la Sprée.
Je ne sais si votre protégé est à Paris, s’il vous a vu, si vous avez écrit en sa faveur, s’il veut que j’écrive. Je n’entends parler ni de vous ni de lui.
J’ignore ce que c’est que M. Remy (1). Je ne connais point son ouvrage ; mais il faut qu’il soit le philosophe le plus éloquent du royaume, puisqu’il l’a emporté sur le concurrent que vous connaissez. Comment cela s’est-il fait ? a-t-on eu tort ? a-t-on eu raison ? cassera-t-on le jugement de l’Académie ? cette étrange aventure nous privera-t-elle d’un confrère dont nous avons tant de besoin ? Mettez-moi, je vous en prie, au fait avant que je meure. Je ne me soucie point des querelles sur la musique (2) ; je ne songe et je ne songerai à mon agonie qu’à la bonne cause, dont il paraît qu’on ne se soucie plus guère. Chacun a pris son parti tout doucement, et je crois qu’on en restera là. Les charlatans en tout genre débiteront toujours leur orbiétan ; les sages, en petit nombre, s’en moqueront. Les fripons adroits feront leur fortune. On brûlera de temps en temps quelque apôtre indiscret. Le monde ira toujours comme il est toujours allé ; mais conservez-moi votre amitié, mon très cher philosophe.
1 – Il venait de l’emporter sur Condorcet dans le concours académique. Le sujet du prix était l’Éloge de L’Hospital. (G.A.)
2 – Entre les piccinistes et les gluckistes. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
A Ferney, 27 d’Octobre 1777.
Je vous écris n’en pouvant plus, mon très cher et très grand philosophe. M. de Bitaubé l’Homérique (1) est venu à Ferney, comme Ulysse alla voir les ombres dans l’Odyssée ; je n’ai jamais été si ombre qu’à présent. A peine ai-je eu la force de m’entretenir avec M. de Bitaubé de ce qui s’est passé autrefois à Troie. Je suis encore plus étranger à tout ce qui se fait aujourd’hui à Paris. J’entre passionnément dans vos vues sur le panégyriste très raisonnable de Pascal. Je ne me flatte pas de les seconder ; mais je crois que nous n’avons de salut à espérer qu’en ayant pour notre confrère cet homme supérieur, que je ne compare qu’à vous.
Quoiqu’il ne soit pas rare que les gens de lettres oublient leurs amis, cependant il est assez étonnant que le martyr du Châtelet (2) ait si fort oublié des gens qui ne l’ont pas mal reçu, et qui se sont empressés de le servir.
Je vous embrasse de bien loin, mon cher ami. Je ne compte plus vous embrasser de près. Ma vie n’aura été qu’une longue mort.
1 – Traducteur d’Homère, né à Berlin d’une famille de réfugiés français. (G.A.)
2 – Toujours Delisle de Sales. (G.A.)