CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 118
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DE D’ALEMBERT.
Ce 2 de mai 1777.
Vous avez cru, mon cher maître, aller voir les sombres bords, et moi j’ai un estomac qui, je crois, m’y mènera bientôt. Je viens d’écrire (1) à votre ancien disciple que cet estomac maudit ne me permettait plus de projeter d'autres voyages que celui de l’autre monde (si autre monde y a), et que j’irais bientôt attendre sa majesté sur les rives du Styx, en faisant néanmoins des vœux, comme de raison, pour ne l’y pas voir sitôt. J’ai autant de peine à digérer ce que je mange que ce que je vois et ce que j’entends ; et je ferai mes adieux, sans beaucoup de regret, à un monde où il se fait et se dit tant de sottises. Le pauvre Delisle est actuellement aux pieds de la cour ; nous attendons son jugement, qui suivra de près celui de votre Childebrand et de sa gueuse (2). Je suis quelquefois tenté de croire à la Providence, quand je vois le sort de Cartouche-Fréron et de Mandrin-Childebrand ; mais je change d’avis quand je vais à la garde-robe, et je ne vois pas quel plaisir cette Providence peut avoir à une mauvaise déjection. Quelque chose qu’elle asse, je lui pardonnerai, mon cher et illustre ami, tant qu’elle vous conservera. Nous avons ici le comte de Falkenstein (3) ; je ne sais s’il viendra à nos Académies ; il est déjà venu voir nos portraits, et peut-être aimera-t-il mieux nos portraits que nos personnes. Il est bien le maître, et peut-être aura-t-il raison. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; je vous aime mieux que tous les comptes, tous les empereurs et tous les rois, et je vous embrasse bien tendrement. Tuus BERTRAND.
1 – 28 Avril 1777. (G.A.)
2 – Il s’agit de l’affaire de Richelieu avec madame de Saint-Vincent. (G.A.)
3 – C’est sous ce nom que voyageait Joseph II. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
9 de Mai 1777.
Votre estomac et votre cul, mon cher ami et mon cher philosophe, ne peuvent pas être en pire état que ma tête. Ma petite apoplexie, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, vaut bien vos déjections à l’âge de soixante ans. Mettons l’un et l’autre, dans le même plat, vos entrailles et mes méninges, et présentons-les à la philosophie. Je meurs accablé par la nature, qui m’attaque par en haut, quand elle vous lutine par le bas. Je meurs persécuté par la fortune, qui s’est moquée de moi dans la fondation de ma colonie. Je meurs poursuivi par les mauvais livres qui pleuvent. Je meurs aboyé par les dogues qui déchirent ce Delisle. Je sais qu’étant en curée, ils veulent me dévorer aussi ; mais ils feront mauvaise chère. Je suis un vieux cerf plus que dix cors, et je leur donnerai de bons coups d’andouillers avant d’expirer sous leurs dents. La cervelle me tinte si prodigieusement à l’heure que je vous écris, que l’amaneuensis et moi ne nous entendons plus. Mon cœur est encore sain ; il sera à vous jusqu’au dernier moment.
Adieu, sage, adieux ; mes compliments à Pascal-Condorcet ; il jouera un grand rôle. Adieu, cher Bertrand, souvenez-vous de Raton.
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 23 de Juin 1777.
Il y a un siècle, mon cher et illustre ami, que je ne vous ai ennuyé de mon bavardage ; je suis bien sûr au moins de ne pas vous ennuyer aujourd’hui. Celui qui vous portera ma lettre la rendra intéressante pour vous : c’est M. Delisle qui a pensé être la victime du fanatisme atroce et absurde de ces plats jansénistes du Châtelet, qui mériteraient bien d’y être enfermés. Il va, comme les anciens chrétiens après les persécutions, vous présenter les cicatrices des fers qu’il a portés et des coups qu’il a reçus et il sera plus glorieux, et avec plus de raison, de vous montrer ces honorables marques de ce qu’il a souffert pour la raison, que ne l’étaient, au concile de Nicée, ces évêques qui montraient, avec complaisance, leurs oreilles coupées pour la foi, et qui méritaient bien de les montrer tout entières. M. Delisle joint à ses talents, à ses vertus, et au mérite d’avoir été persécuté, un caractère et une douceur de mœurs qui vous le rendront encore plus cher, et qui intéressent pour lui tous ceux qui le connaissent, à moins qu’ils ne soient jansénistes.
Vous aurez déjà appris que nous avons perdu Gresset, si le mot de perdu n’est pas trop fort pour un homme qui ne disait plus que des oremus. Je ne sais quel successeur nous lui donnerons. Je ne connais qu’un homme qui en soit digne (1) ; mais il a des raisons pour ne pas se présenter en ce moment, et je crois qu’il fait bien. Il est bien fâcheux qu’ayant à prendre Pascal, nous soyons forcés de lui substituer quelque Danchet ou quelque Flamen (2). Heureusement l’Académie vient de décider qu’attendu l’absence de plusieurs d’entre nous, l’élection ne se ferait qu’au mois de novembre, après Fontainebleau et peut-être arrivera-t-il, dans cet intervalle de temps, quelque circonstance favorable ce que je désire. « Multa quœ provideri non possunt, fortuito in melius cadent. » J’ai quelques raisons pour l’espérer, et je serais au comble de mes vœux, ainsi que vous.
On assure que cette canaille jésuitique va être rétablie en Portugal, à l’exception de l’habit. Cette nouvelle reine (3) me paraît une superstitieuse imbécile, dirigée par des prêtres et par des moines. Si le roi d’Espagne vient à mourir, ou s’il devient tout à fait imbécile (ce qui est, dit-on, fort avancé), je ne réponds pas que ce royaume n’imite le Portugal. Cette canaille ressemble aux vers de terre, fort aisés à couper, mais fort difficiles à mourir. C’en est fait de la raison, si l’armée ennemie gagne cette grande bataille. Adieu, mon cher et illustre ami je ne vous recommande pas M. Delisle ; il est tout recommandé pour vous, et par sa personne, et par ses amis, et par ses ennemis. J’espère qu’il m’apportera de bonnes nouvelles de votre santé. Pour moi, je n’aurai bientôt plus ni tête ni estomac. Je pourrai bien ne pas tarder à aller joindre Grasset. Je ne serai guère plus seul en l’autre monde que je le suis en celui-ci, après la perte que j’ai faite, et qui m’est aussi nouvelle que le premier jour. Adieu, conservez-vous, et aimez-moi.
1 – Condorcet. (G.A.)
2 – C’est-à-dire quelque archevêque. (G.A.)
3 – Marie Ire. (G.A.)