CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 117
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DE VOLTAIRE.
26 de Février 1777.
Voici, mon sage maître, la lettre ostensible, écrite à qui vous voudrez (1). Je me meurs de maladie et de chagrin. On n’est pas plus maître de chasser le chagrin que la fièvre. Ménagez votre santé. Dites avec Horace,
Gratia, fama, valetudo, contingit abundè.
HOR., liv. I, Ep. IV.
Pour moi je suis persécuté sur la fin de ma vie comme dans ma jeunesse. On dit que c’est le sort des gens de lettres. Cela est-il vrai ? Mon sort est de vous aimer tant que je vivrai. RATON.
1 – Lettre à M***, du 25 février, faite pour déclarer que La Harpe n’était pas l’auteur des Anecdotes sur Fréron. Voyez OPUSCULES LITTÉRAIRES. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 6 de Mars 1777.
J’ai reçu, mon cher et illustre maître, la lettre ostensible que je vous demandais. J’en ai fait part à M. de La Harpe, qui doit vous écrire à ce sujet, et qui est très reconnaissant du témoignage que vous lui rendez.
Il pense pourtant, ainsi que moi, que vous pourriez dire quelque chose de plus positif en sa faveur, par exemple qu’il était trop jeune quand ce pamphlet a paru, pour avoir eu connaissance des faits et des personnes dont on parle ; que ce pamphlet n’a ni son ton ni son style, et que c’est tout au plus l’ouvrage de quelque regrattier de la littérature que maître Aliboron aura maltraité dans ses feuilles. Au reste il paraît que ses ennemis mêmes ont reconnu sur ce point la vérité des faits, et qu’ils ont renoncé à la querelle qu’ils voulaient lui faire. Mais des ennemis acharnés (vous l’avez éprouvé plus que personne) ne disent pas toujours la vérité, et il est bon d’avoir un bouclier tout prêt contre leurs mensonges.
Je suis bien persuadé, comme vous, que le Pascal-Condor (vous savez que le condor est le plus grand et le plus fort des oiseaux) vaudra beaucoup mieux que le Pascal janséniste, et qu’il est destiné à jouer le rôle le plus distingué dans les sciences et dans les lettres. Ce qui m’enchante, c’est qu’on a cru lui faire grâce en le choisissant pour secrétaire de l’Académie des sciences, qui est plus heureuse qu’elle ne mérite d’avoir un tel secrétaire. Celui-là ne parlera ni d’éclaboussures du soleil, ni de molécules organiques, ni des taupinières apennines. Je ris, ainsi que vous, de ces sottises et du style ampoulé, ou empoulé, dont on nous les étale ; mais je ne ris pas moins d’un gros volume de lettres qui viennent de vous être adressées, et où l’on nous donne le feu central et le refroidissement de la terre comme des idées comparables au système de la gravitation (1). Supplément de génie que toutes ces pauvretés ; vains et ridicules efforts de quelques charlatans, qui ne pouvant ajouter à la masse des connaissances une seule idée lumineuse et vraie, croient l’enrichir de leurs idées creuses, et nous persuader de l’existence d’un peuple qui nous a tout appris, excepté son histoire et son nom. Adieu, mon cher maître. En lisant tout ce qui s’imprime aujourd’hui (qu’heureusement pour moi je ne lis guère), je pourrais dire, comme Pourceaugnac : « Jamais je n’ai été si soûl de sottises. » Continuez de nous en consoler en vivant, en vous portant bien, et en écrivant. Tuus ex animo. BERTRAND.
1 – Lettres sur l’origine des sciences et sur celle des peuples de l’Asie, par Bailly. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
8 d’Avril 1777.
Raton n’a pu répondre à la lettre du 6 de mars de ce vrai philosophe Bertrand, au sujet de l’ancienne anecdote touchant feu Cartouche-Fréron. La raison de son silence est qu’il reçut, il y a un mois, un avertissement de la nature (1) qui le somma de comparaître bientôt au tribunal devant qui ce maraud de Fréron étale actuellement son ânerie littéraire. Il n’est pas encore bien rétabli de son accident, et il se trouve même bien hardi, dans l’état où il est, d’oser écrire à Bertrand.
Les anecdotes dont il est question sont quelque chose de si bas, de si misérable, de si crasseux, c’est un ramas si dégoûtant d’aventures des halles et de sacristies, qu’il n’y a qu’un porte-dieu ou un crocheteur qui ait pu écrire une pareille histoire. J’en ai quelque part un exemplaire que Thieriot le fureteur m’envoya, et, dès que je pourrai retrouver ce rogaton, je le ferai parvenir à M. de La Harpe. Je ne conçois pas pourquoi son journal a moins de vogue que celui de Linguet (2). Je suis persuadé qu’à la fin on préférera la raison et le bon goût à des paradoxes de forcené.
On m’a envoyé la Philosophie de la nature, prétendue troisième édition en six volumes ; et on m’apprend que l’auteur (3) a été condamné par le Châtelet au bannissement perpétuel, et qu’il est à présent au cachot les fers aux pieds et aux mains. On m’a envoyé aussi les noms des juges ; on ne sait pas encore à quoi ils seront condamnés.
Je ne sais pas quel opéra-comique divise actuellement tout Paris. Je sais seulement que je mourrai bientôt, et que je vous embrasse avec la plus vive tendresse.
1 – Nouvelle attaque d’apoplexie qui lui fit perdre la mémoire pendant quelques heures. (G.A.)
2 – Linguet rédigeait les Annales politiques. (G.A.)
3 – Delisle de Sales. (G.A.)