CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 115
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
18 de .Novembre 1776
Mon très cher philosophe, on m’engage à vous prier de faire donner à M. l’abbé d’Espagnac (1) la charge de panégyriste de saint Louis pour l’année prochaine. Si vous le pouvez, vous ferez une bonne action dont je vous serai très obligé. S’il est vrai que vous soyez déjà engagé avec un autre concurrent, je retiens place pour l’année suivante. Ce jeune abbé d’Espagnac a eu les honneurs d’accessit à l’apothéose du maréchal de Catinat. Il a beaucoup d’esprit, il est né éloquent ; car, à mon avis, il faut naître éloquent comme naître poète. Son père est un homme d’un rare mérite ; il est, de plus, neveu d’un conseiller de grand’chambre, qui rabat quelquefois les coups que le fanatisme porte à cette philosophie tant persécutée.
Raton joue actuellement avec la souris nommée Guénée (2), mais ses pattes sont bien faibles. Je ne sais si ce combat du chat et du rat d’église pourra amuser les spectateurs. Le parti du rat est bien fort : il est toujours prêt à étrangler Raton, et on viendrait le prendre dans sa chatière, si on ne disait pas quelquefois que ce n’est pas la peine, et que Raton est mort, ou autant vaut.
J’ai lu les deux lettres bien étonnantes que vous avez reçues d’un grand roi, plus étonnant encore (3). Le petit billet du marquis de Condorcet à M. de La Harpe (4) rend la philosophie bien respectable ; je ne sais point de plus belle époque pour elle. En vérité il n’y a rien au-dessus de la considération dont vous jouissez ; c’est là ce qui doit faire frémir le fanatisme : il est écrasé sous votre char de triomphe.
Une autre gloire pour la philosophie, c’est que M. de Condorcet paraît tranquille dans les révolutions ministérielles. Je voudrais bien savoir de vous ce qu’il fait et ce qu’il pense.
Je voudrais bien encore que M. de Vaines restât en place. Je voudrais bien aussi que vous me mandassiez votre avis sur tout cela, si vous avez un moment pour vous embrasser le plus tendrement du monde.
1 – C’est le d’Espagnac qui devint si fameux sous la Révolution par ses marchés illicites, et qui fut condamné à mort en germinal an II. (G.A.)
2 – Voyez Un chrétien contre six Juifs. (G.A.)
3 – Lettres de Frédéric à d’Alembert, des 9 juillet et 7 septembre 1776. (G.A.)
4 – Publié dans le Journal politique et de littérature. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 23 de Novembre 1776.
Nos lettres, mon cher maître, se sont croisées sans doute.
Vous avez dû recevoir, peut-être le même jour que vous m’avez écrit, celle où je vous apprenais le nom du pauvre chrétien devenu juif, qui voudrait vous faire circoncire bien plus que le prépuce s’il en était le maître. Je vous ai dit qu’il se nomme Guénée, ci-devant professeur de basses classes dans un collège de Paris, et aujourd’hui sous-sacristain de je ne sais quelle chapelle à Versailles. Je vous apprenais aussi, dans ma lettre, les nouvelles galanteries du roi de Prusse, et les vers qu’il m’a adressés. Mon projet est bien en effet de l’aller voir au printemps prochain, et de passer l’été avec lui. En allant ou en revenant, j’irai vous embrasser. M. de Condorcet a lu, à la rentrée de la Saint-Martin, un éloge charmant du père Leseur, un des deux minimes commentateurs de Newton et ami de notre pauvre père Jacquier. Vous savez le triste état où est madame Geoffrin depuis trois mois. Sa fille, madame de la Ferté-Imbault, vendue à la cabale dévote, dont elle est la servante, a trouvé moyen d’écarter d’auprès de sa mère tous ses anciens et meilleurs amis, à commencer par moi. Elle m’a écrit à ce sujet une lettre qui ne vaut pas celle du roi de Prusse, mais qui est une pièce rare pour l’insolence et la bêtise. Croiriez-vous que je ne sais quelle canaille vient de faire imprimer une comédie intitulé le Bureau d’esprit (1), où cette pauvre femme mourante est fort dénigrée, à la vérité si platement, que cela ne se peut lire ? On m’assure que cette rapsodie se trouve chez votre protégé Moureau, sur le quai de Gèvres. Ces libraires vendent de tout pour gagner de l’argent. Oh ! que de canailles, grandes et petites, dans ce meilleur des mondes possibles ! ce que je trouve de plus fâcheux, c’est qu’il fait un temps du diable, et qu’il faut attendre six mois les beaux jours pour vous aller voir. Adieu, mon cher, et illustre, et ancien ami ; je vous embrasse corde et animo.
1 – Par Rutledge. C’est le même qui fut, sous la Révolution, membre du club des Cordeliers. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
8 de décembre 1776.
C’est à votre lettre du 30 de novembre, mon très cher philosophe, que je réponds aujourd’hui, et nous ne nous croiserons plus. Je vous remercie de votre bonne volonté pour l’apprenti prêtre et l’apprenti évêque d’Espagnac. J’ai quelque lieu d’espérer qu’un jour il sera un prélat assez philosophe (1). Vous pouvez lui confier saint Louis pour l’année 1778. Je crois qu’il a trop d’esprit pour justifier les croisades devant l’Académie. Il me semble qu’il avait parlé de la philosophie de Catinat avec effusion de cœur.
Luc est un singulier corps. Profitez de l’extrême envie qu’il a de vous plaire. Il serait homme à faire comme Hume (2), si on avait le malheur de le perdre.
Le secrétaire juif, nommé Guénée, n’est pas sans esprit et sans connaissances, mais il est malin comme un singe, il mord jusqu’au sang, en faisant semblant de baiser la main. Il sera mordu de même. Heureusement un prêtre de la rue Saint-Jacques, desservant d’une chapelle à Versailles, qui se fait secrétaire des Juifs, ressemble assez à l’aumônier Poussatin (3) du comte de Grammont. Tout cela fait rire le petit nombre de lecteurs qui peut s’amuser de ces sottises.
Savez-vous bien que nos ennemis sont déchaînés contre nous d’un bout de l’univers à l’autre ? Connaissez-vous le jésuite Ko (4), résidant actuellement à Pékin ? C’est un petit Chinois, enfant trouvé, que les jésuites amenèrent, il y a environ vingt-cinq ans à Paris. Il a de l’esprit ; il parle français mieux que chinois, et il est plus fanatique que tous les missionnaires ensemble. Il prétend qu’il a vu beaucoup de philosophes à Paris, et dit qu’il ne les aime, ni ne les estime, ni ne les craint ; et où dit-il cela ? dans un gros livre dédié à monseigneur Bertin. Il paraît persuadé que Noé est fondateur de la Chine. Tout cela est plus dangereux qu’on ne pense. Son livre, imprimé à Paris chez Nyon, ne peut être connu de mon grand poète Kien-long, empereur de la Chine ; et il est difficile de l’en instruire. Les jésuites qu’il a eu la bonté de conserver à Pékin sont plus convertisseurs que mathématiciens ; ils aiment à travailler de leur métier. Il ne faut que deux ou trois têtes chaudes pour troubler tout un empire. Il serait assez plaisant d’empêcher ces marauds-là de faire du mal à la Chine. On pourrait y parvenir par le moyen de la cour de Pétersbourg : mais commençons par songer à Paris.
Raton se jette en mourant entre les bras de Bertrand.
1 – Voltaire pronostique à faux. Nous avons dit qu’il devint agioteur. (G.A.)
2 – Il venait de mourir. (G.A.)
3 – Voyez les Mémoires de Grammont, chap. VIII. (G.A.)
4 – Voltaire a parlé de Ko dans le Dictionnaire philosophique. Le jésuite Cibot a publié, sous le nom de ce converti, un Essai sur l’antiquité des Chinois. (G.A.)