CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 114

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 114

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DE VOLTAIRE.

 

22 d’octobre 1776.

 

 

      Raton n’a plus ni pattes, ni griffes, ni barbe, ni dents. Le pauvre Raton est plus malingre que jamais ; il est presque dans l’état d’un contrôleur-général ; c’est assez là le cas, comme vous dites, de se passer de la Providence. Madame Geoffrin est réellement une perte. Je ne crois pas qu’elle soit de mon âge (1) : mais la mort consulte rarement les extraits baptistaires.

 

      Si je suis encore en vie, mon cher philosophe, à votre retour de Berlin, n’oubliez pas, je vous en prie, votre vieux Raton.

 

      Votre doyen (2) m’avait vanté un livre intitulé les Erreurs de la vérité (3) ; je l’ai fait venir pour mon malheur. Je ne crois pas qu’on ait jamais rien imprimé de plus absurde, de plus obscur, de plus fou, et de plus sot. Comment un tel ouvrage a-t-il pu réussir auprès de monsieur le doyen ? vous me le direz. Dites-moi aussi, je vous prie, quel est le chrétien qui a fait trois volumes de lettres à moi adressées sous le nom de trois Juifs (4) ; tâchez de vous en informer. Je viendrai à lui quand j’aurai achevé d’étriller Shakespeare. Je suis comme Beaumarchais, à vous monsieur Marin, à vous monsieur Baculard (5). Dieu merci, pour me consoler, j’ai lu Pascal-Condorcet (6). Cela doit tenir lieu d’une bibliothèque entière. Rien n’est plus propre à instruire ceux qui veulent penser, à fortifier ceux qui pensent, et à raffermir ceux qui chancellent. On avait un grand besoin de cet ouvrage.

 

      Adieu, mon cher ami ; si vous m’écrivez, n’oubliez pas de me dire des nouvelles de la santé de monsieur le contrôleur-général (7), de qui dépend, à ce que je crois, la faveur de vos quinze cents francs pour encourager la jeunesse. Dites-moi aussi quelque chose de M. de Maurepas. Je suis honteux de paraître encore m’intéresser un peu à ce qui se passe dans le monde.

 

      Je ne vous demande plus des nouvelles de la santé de M. de Clugny, attendu qu’il est mort ; mais je vous prie de me dire le nom d’un ancien recteur du collège du Plessis, auteur des trois volumes de lettres sous le nom de quelques juifs. Cet homme est un des plus mauvais chrétiens et des plus insolents qui soient dans l’Église de Dieu (8).

 

      Vous savez que les troupes du docteur Franklin ont été battues par celles du roi d’Angleterre. Hélas ! on bat les philosophes partout. La raison et la liberté sont mal reçues dans ce monde. Allons, courage, mon très cher philosophe.

 

 

1 – Frappée d’apoplexie, elle se traîna jusqu’à l’année suivante et mourut à l’âge de soixante-dix-huit ans. (G.A.)

 

2 – Richelieu. (G.A.)

 

3 – Par L.-C. de Saint-Martin. (G.A.)

 

4 – Lettres de quelques Juifs, etc. (par l’abbé Guénée). Voyez, Un chrétien contre six Juifs. (G.A.)

 

5 – Voyez les Mémoires de Beaumarchais. (G.A.)

 

6 – L’édition des Pensées de Pascal, faite par Condorcet. (G.A.)

 

7 – Clugny. (G.A.)

 

8 – Cet alinéa ne nous semble pas appartenir à cette lettre. Ce qu’il dit contredit la première phrase de l’alinéa précédent. (G.A.)

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 5 de Novembre 1776.

 

 

      Le triste Bertrand au malingre Raton, salut. Raton, tout malingre qu’il est, fera très bien de continuer à égratigner Gilles Shakespeare, quoique les coups de patte qu’il a donnés aient fait couper les vivres à la jeunesse studieuse, stuiosœ juventuti. Il faut au moins que la philosophie et la raison fassent justice dans leur petit domaine, puisqu’elles sont battues à la Nouvelle York (1) ; mais on aura beau faire, cette chienne de philosophie sera, comme le prince d’Orange, souvent battue, et jamais défaite.

 

      Quand Gille Shakespeare aura été dûment étrillé, Raton fera très chattement d’en venir aux Lettres des Juifs portugais, qui ne valent pas les Lettres portugaises (2), même pour de pauvres diables éreintés comme Raton et Bertrand. Le secrétaire de ces Juifs est un pauvre chrétien nommé Guénée, ci-devant professeur au collège du Plessis, et aujourd’hui balayeur ou sacristain de la chapelle de Versailles. On dit que ses lettres lui ont valu quelques pour-boire du cardinal de La Roche-Aymon, un des plus dignes prélats qui soient dans l’Église de Dieu, et à qui il ne manque rien que de savoir lire et écrire. On assure que ce saint Ambroise qui, par humilité, a oublié d’apprendre l’orthographe (ce qui nous a empêchés de lui donner un de nos fauteuils dont il avait grande envie et nous fort peu) ; on assure que ce Chrysostôme non lettré a représenté au gouvernement que choisir pour ministre des finances un homme (3) qui ne va pas à la messe, est un crime qui tient de la bestialité on lui a répondu que sa remontrance tenait de la bêtise, et on l’a renvoyé dire sa messe, et Guénée la servir.

 

      Bertrand reçoit journellement de l’ancien disciple de Raton de la prose charmante, et des vers qui ne valent pas tout à fait sa prose charmante, et des vers qui ne valent pas tout à fait sa prose. Il me mande qu’il m’attend à Berlin l’année prochaine ; et Bertrand ira très volontiers faire avec lui de la prose, et même des vers, sur tout ce qui se passe depuis la Nouvelle-York jusqu’au Kamtschatka. En attendant, Bertrand finit ici sa prose à Raton, et l’exhorte à faire main basse, en vers et en prose, sur les sots dont ce meilleur des mondes fourmille.

 

 

1 – C’est-à-dire les insurgents américains. (G.A.)

 

2 – Fameuses lettres d’amour d’une religieuse portugaise. (G.A.)

 

3 – Le protestant Necker. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

8 de Novembre 1776.

 

 

      Vous ne vous vantez pas des faveurs de votre maîtresse, mais elle s’en vante. Le roi de Prusse, mon cher philosophe, m’a envoyé (1) la belle épître qu’il vous a adressée. Je suis, malgré vous, le confident de vos amours ; c’est le seul rôle que je puisse jouer à mon âge. Ce redoublement de coquetterie entre vous et Frédéric me fait juger que vous l’irez voir au printemps, comme vous me l’avez mandé. J’espère, si je suis en vie, que Ferney sera une de vos auberges dans votre voyage ; mais je ne vous réponds pas que ma vieille et frêle machine puisse durer jusqu’au printemps. Qui sera notre secrétaire pendant votre absence ? Il eût été bien nécessaire que M. de Condorcet fût des nôtres. Je me flatte que, si je meurs cet hiver, j’aurai le plaisir de le voir remplir ma place. Je veux même croire que la noble liberté avec laquelle il a écrit ne lui fermerait pas la porte de l’Académie.

 

      Raton vous prie encore une fois de lui faire savoir le nom de ce docte janséniste qui a fait imprimer, chez Moutard, trois scientifiques volumes contre lui, sous le nom de six juifs. Il me traite comme Antiochus, il me donne six Macchabées à combattre. M. de La Harpe, qui a fait un petit extrait, ou plutôt qui a donné (2) une simple notice de son livre, doit savoir le nom de l’auteur. Parlez-en, je vous en prie, à M. de La Harpe. Il est bon de savoir à qui l’on a affaire.

 

      Je suis fâché que M. de Vaines (3) quitte sa place ; c’est une très belle action, si elle est absolument volontaire ; mais elle me paraît triste pour la littérature. Restez-nous fidèle, mon cher ami :

 

Cum tu inter scabiem tantam et contagia ucri,

Nil parvum sapias, et adhuc sublimia cures.

 

HOR., lib. I, ep. XII.

 

      Souvenez-vous, au printemps, que Ferney est sur votre route. Raton vous embrasse bien tendrement de ses pauvres pattes.

 

 

1 – Voyez la lettre de Frédéric, du 22 octobre 1776. (G.A.)

 

2 – Dans le Journal politique et de littérature. (G.A.)

 

3 – Premier commis des finances. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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