CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 109
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DE VOLTAIRE.
16 de Mars 1776.
Mon cher philosophe, il me paraît démontré par convenance, plus justice, moins bavarderie et ennui, plus intérêt du corps, divisé par véritable esprit et véritable éloquence (1), qu’il faut absolument que M. de Condorcet soit des nôtres, sans quoi notre Académie sera un jour aussi méprisée que la Sorbonne. Nous avons été si touchés sur notre frontière de Suisse des remontrances de votre parlement de Paris (2), que nous en avons fait aussi dans notre province (3). Je vous les envoie. Ces pauvretés amusent un moment ; mais, moi, je vous relis toujours et je vous aime de même. V.
Je reçois dans ce moment une lettre de votre digne ami M. de Condorcet, du 10 mars. Voici le siècle de Marc-Aurèle (4), ou je suis bien trompé.
Mais que dites-vous de messieurs (5) ?
1 – Le patriarche s’amuse ici à parler le jardon des mathématiciens. (G.A.)
2 – Le parlement avait fait des remontrances sur l’édit qui abolissait les corvées. (G.A.)
3 – Voyez les Remontrances du pays de Gex. (G.A.)
4 – C’est-à-dire, de la conduite du parlement. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
12 d’Avril 1776.
Vous vous moquez toujours du poète ignorant
Qui de tant de héros a choisi Childebrand.
Mais ce Childebrand (1) a été vingt ans Adonis, il a été Mars. Je lui ai eu, dans deux occasions de ma vie, les plus grandes obligations. Je dois donc me taire. Je souffre un peu de la disgrâce qu’il éprouve, car il me doit de l’argent : seconde raison pour me taire. Je lui avais conseillé de ménager des gens de lettres qui sont écoutés dans Paris ; ce conseil lui a déplu : troisième raison pour me taire.
Vous savez, mon très cher philosophe, que Chabanon a la plus grande envie d’être des nôtres, mais comme les octogénaires de notre tripot (2) ne sont pas encore morts, ni moi non plus, j’attends pour vous en parler que ma place soit vacante.
Je devrais me taire encore sur un homme qui m’a fait du mal, et qui vous a fait un très petit bien (3) ; mais il faut que je vous en parle. J’apprends qu’il y a quelques copies dans Paris d’une lettre (4) que je lui ai écrite ; ces copies sont toutes défigurées, et c’est ce qui arrive fort souvent. Je me crois obligé, en conscience, de vous envoyer une copie très fidèle, où il n'y a pas un mot de changé, afin que, dans l’occasion, mon cher Bertrand puisse rendre à Raton la justice qui lui est due.
Je vous prie, quand vous serez de loisir, de me mander si vous croyez que les brachmanes aient autrefois reçu une astronomie complète d’un peuple qui n’existe plus. M. Bailly, votre confrère, me paraît fort attaché à cette opinion ; il a beaucoup d’esprit et de sagacité ; son livre est un roman céleste. Pour l’anneau de Saturne, cela passe mes forces (5).
Ce qui ne passe pas ma portée, c’est de sentir une partie de votre mérite, de le révérer de loin, ce qui me fâche beaucoup, et de vous aimer de tout mon cœur, ce qui fait ma consolation.
Vous ne m’avez point mandé si ce sculpteur, nommé Poncet ou Poncetti, avait obtenu de vous la permission de faire votre buste. Son ambition était de sculpter M. Turgot et vous.
1 – Richelieu. (G.A.)
2 – L’Académie française. (G.A.)
3 – Le roi de Prusse. (G.A.)
4 – Lettre du 30 mars 1776. (G.A.)
5 – Sur l’anneau de Saturne, par Dionis du Séjour. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 25 d’Avril 176.
Bertrand plaint très sincèrement Raton de se croire obligé de se taire au sujet de Rossinante- Childebrand ; pour Bertrand, qui n’a jamais vu Childebrand-Adonis, qui ne l’a jamais cru Mars, mais tout au plus Mercure, il ne peut que se réjouir, avec tous les honnêtes Bertrands, de voir Childebrand dans l’opprobre qu’il mérite.
Chabanon passe sa vie à dire des injures de l’Académie et à désirer d’en être. Il réussirait mieux avec moins d’injures et plus de bons ouvrages.
J’ai lu la lettre de Raton à Cormoran (1) ; cette lettre est charmante, et Bertrand en fera l’usage que Raton désire. Il aurait pu l’augmenter d’un article intéressant : c’est que messieurs se proposaient, il y a peu de temps, de faire revivre, par leurs arrêts, les principes si raisonnables de la Sorbonne, au sujet de l’intérêt de l’argent : c’était à l’occasion d’une affaire où ils voulaient faire regarder M. Turgot comme fauteur de l’usure. Vous jugez du succès qu’aurait eu cette adroite imputation. Heureusement on leur a imposé silence sur cette affaire, et on leur a épargné le ridicule dont ils allaient encore se couvrir, quoiqu’ils soient déjà bien en fonds sur ce point.
Le rêve de Bailly sur ce peuple ancien qui nous a tout appris, excepté son nom et son existence (2), me paraît un des plus creux qu’on ait jamais eus ; mais cela est bon à faire des phrases, comme d’autres idées creuses que nous connaissons, et qui font dire qu’on est sublime. J’aime mieux dire avec Boileau, en philosophie comme en poésie : Rien n’est beau que le vrai.
Ce Poncet est venu chez moi avec une lettre de vous. Je lui ai demandé quels étaient les Italiens, si jaloux d’avoir ma figure, qui désiraient que je me soumisse encore à l’ennui de la faire modeler. Il m’a dit que c’était un secret. J’en ai conclu que ce grand sculpteur était encore un plus grand hâbleur, et je l’ai remercié de sa bonne volonté, en lui disant qu’un sculpteur célèbre de ce pays-ci venait de faire mon buste, et qu’il pouvait le copier s’il le voulait ; Adieu, mon cher et illustre maître ; je crois que La Harpe va enfin être de l’Académie (3) ; nous en avons grand besoin. Ce n’est pas que nous manquions de postulants pour s’enrôler ; mais ils ne sont pas de taille. Vale et me ama.
1 – Le roi de Prusse. (G.A.
2 – Voyez l’Histoire de l’Astronomie ancienne, par Bailly. (G.A.)
3 – Colardeau avait été nommé à la place du duc de Saint-Aignan, mais il était mort (7 avril), avant sa réception, et La Harpe, en effet, fut élu. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
Mon cher ami, on me mande que mademoiselle d’Espinasse est très dangereusement malade. J’en suis très affligé ; car je la connais mieux que personne, puisque je la connais par l’estime et par l’amitié que vous avez pour elle. Je vous prie, si vous avez le temps d’écrire un mot, de vouloir bien m’informer au plus vite du retour de sa santé.
Je vous embrasse bien tendrement, mon très cher philosophe.