CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 108

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 108

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DE VOLTAIRE.

 

6 de Novembre 1775.

 

 

        Vous devez être surchargé continuellement de lettres, mon cher et grand maître. Je n’augmenterai pas longtemps le fardeau. J’ai reçu, il y a quelque temps, un petit avertissement (1) de la nature qui m’a dit : Dispone domi tuœ , cras enim morleris (2).

 

      M. d’Argental m’a envoyé de petits billets charmants de mademoiselle d’Espinasse (3). Je ne me sens pas la tête encore assez forte pour oser la remercier de la part qu’elle a daigné prendre à ma petite province. Vous lui parlerez bien mieux que je ne lui écrirais. Dites-lui, je vous en prie, combien je suis pénétré de ses bontés. Je ne veux pas mourir ingrat.

 

      D’Etallonde est actuellement à Potsdam ; le roi l’a très bien accueilli, très bien traité, très encouragé, et lui a dit qu’il aurait soin de sa fortune. Le jeune homme s’est conduit et a parlé avec la plus grande prudence. Il réussira beaucoup ou je suis fort trompé. Cela fait voir qu’il ne faut pas tant se presser de couper le poing et la langue à un enfant, de lui donner la question ordinaire et extraordinaire, et de le jeter tout vivant dans un bûcher composé d’une corde de bois et d’une grande charrette de fagots ; car on ne sait jamais ce qu’un enfant deviendra. Un homme qui est aujourd’hui un ministre d’État cher à la France, et qui passe pour un des meilleurs généraux de l’Europe (4), commença par être camarade du père Adam dans la ville de Dôle ; et le prince Eugène, à dix-sept ans, s’enivrait avec Dancourt (5) et couchait avec le reste de la famille.

 

       Vous savez que le roi de Prusse vient d’essuyer un terrible accès de goutte aux quatre membres ; c’est actuellement la mode des grands hommes (6).

 

      Le roi établit donc à l’Académie des sciences un prix pour du salpêtre. J’avais, en vérité, gagné ce prix ; car j’avais équipé pour ma part un vaisseau qui amenait du salpêtre de Bengale en France. Notre salpêtre a été fondu par l’eau de la mer, qui est entrée dans le vaisseau, et je n’aurai point le prix. Je ne m’étonne point que les Chinois aient inventé la poudre quinze cents ans avant nous ; leur terre est pleine d’un salpêtre excellent, et nous ne savons encore que gratter des caves.

 

      On dit que les bonzes (7) ont voulu depuis peu faire du mal aux disciples de Confucius (8), et que le jeune empereur Kang-hi (9) a tout apaisé avec une sagesse au-dessus de son âge : cela donne envie de vivre encore quelque temps ; cependant il faut bien s’aller rejoindre à l’Être des êtres.

 

      Raton embrasse avec révérence les deux Bertrands de ses deux petites pattes moitié grillées, moitié desséchées.

 

 

1 – Légère attaque d’apoplexie, 22 octobre. (G.A.)

 

2 – Voyez Isaïe, chap. XXXVIII. (G.A.)

 

3 – On n’a pas ces billets. (G.A.)

 

4 – M. de Saint-Germain. (K.)

 

5 – L’auteur comédien. (G.A.)

 

6 – M. Turgot. (K.)

 

7 – Les prêtres. (G.A.)

 

8 – Les philosophes. (G.A.)

 

9 – Louis XVI. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

6 de Février 1776.

 

 

      Je vous avertis, illustre secrétaire de notre Académie, que M. Poncet, l’un des plus célèbres sculpteurs de Rome, vient exprès à Paris pour faire vos bustes en marbre. Il s’est, en passant, essayé sur moi pour arriver jusqu’à vous par degrés. Ce n’est pas un simple artiste qui copie la nature, c’est un homme de génie qui donne la vie et la parole.

 

      Prêtez-lui votre visage pour quelques heures, et conservez votre amitié pour votre très humble et très obéissant serviteur et confrère V.

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

8 de Février 1776.

 

 

      Notre maître à tous, notre grand Bertrand, vous abandonnez votre vieux Raton depuis que vous êtes secrétaire du clergé, sous le nom de secrétaire de l’Académie. Je ne suis plus l’heureux Raton à qui vous faisiez quelquefois tirer les marrons du feu. Je ne tire que les marrons de mon petits pays de Gex (1) ; et, dans cette aventure, j’ai plus brûlé les griffes des fermiers-généraux que je n’ai brûlé mes pattes. Il est bien doux d’avoir délivré ma nouvelle petite patrie de la rapacité de soixante et dix-huit alguazils, qui n’étaient que soixante et dix-huit voleurs de grand chemin, au nom du roi.

 

      Vous souvenez-vous de celui qui disait à Jacques-Auguste de Thou : « Je travaille comme un diable, pour avoir quelque part dans votre histoire ? » Je pourrais vous en dire autant, puisque vous vous amusez quelquefois à faire passer vos confrères à la postérité.

 

      A propos de postérité, je vous avertis, mon cher philosophe, que vous aurez bientôt un sculpteur de Rome, qui vient exprès à Paris pour faire votre statue en marbre ; Je lui ai donné une lettre pour vous, et je vous préviens que je ne vous trompe pas dans cette lettre, quand je vous dis qu’il donne la vie et la parole.

 

      Il aurait aussi une grande envie de sculpter M. Turgot.

 

Consule Falbricio, dignumque numismate vultum.

 

      M. Turgot succédera-t-il dans notre Académie à M. le duc de Saint-Aignan, qui était, je pense, son beau-frère ? et si vous ne choisissez pas M. Turgot, prendrez-vous M de La Harpe ? Il nous faut un homme qui ose penser, soit ministre, soit poète tragique.

 

      Je ne peux pas vous dire au juste quand ma place sera vacante ; mais je vous confie qu’il y a quelques fanatiques d’un tripot (2) remis en honneur qui feront tout ce qu’ils pourront pour me rendre les mêmes honneurs qu’ils ont rendus au chevalier de La Barre et à d’Etallonde. Un misérable libraire, nommé Bardin, s’est avisé d’annoncer une édition en quarante volumes, sous mon nom (3). Il ne se contente pas de m’étouffer sous ce tas énorme de sottises qu’il m’attribue, il veut encore me faire brûler avec elles. Le scélérat m’impute hardiment tous les ouvrages de milord Bolingbroke (4), le Catéchumène de M. Bordes, académicien de Lyon, Fréret, et cent autres abominations de cette force. Ce procédé est punissable ; mais que faire à un libraire qui demeure dans une république, où tout le monde est ouvertement socinien, excepté ceux qui sont anabaptistes ou moraves ? Figurez-vous, mon cher ami, qu’il n’y a pas actuellement un chrétien de Genève à Berne : cela fait frémir. Il n’y a pas longtemps que les polissons qu’on nomme ministres ou pasteurs ont présenté une requête aux polissons de je ne sais quel conseil de Genève, pour obtenir une augmentation de leur pension, et une diminution du nombre de leurs prêches, attendu, disaient-ils, que personne ne venait plus les entendre. Nous n’avons plus de défenseurs de la religion que dans la Sorbonne et dans la grand’chambre ; mais aussi il ne faut pas que ces messieurs persécutent ceux que le libraire Bardin calomnie si indignement. Je ne plaisante point, je sens combien il est dangereux d’être accusé, et combien il est ridicule de se justifier ; je sens aussi qu’il serait bien triste, à mon âge de quatre-vingt-deux ans, de chercher une nouvelle patrie comme d’Etallonde. J’aime fort la vérité, mais je n’aime point du tout le martyre.

 

      Je vous embrasse très tendrement ; consolez-moi, je vous prie, si cela peut vous amuser quelques minutes.

 

 

1 – Voyez les Écrits pour les habitants du pays de Gex, qui grâce à Voltaire, furent délivrés des commis des fermes. (G.A.)

 

2 – Le parlement. (G.A.)

 

3 – C’est l’édition de Genève en quarante volumes, faite par Bardin et Cramer. Les trois derniers volumes renfermaient les écrits que Voltaire n’avait pas avoués. La seule pièce qui ne fût pas du patriarche était le Catéchumène, œuvre de Bordes de Lyon. (G.A.)

 

4 – Voltaire a écrit Bolyngbrocke. (G.A.)

 

 

 

 

 

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