CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 107
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DE D’ALEMBERT.
Ce mardi 15 d’Auguste 1775.
Je ne sais, mon cher et illustre maître, par quelle fatalité je n’ai reçu que samedi au soir 12 votre lettre du 29. J’ai écrit dès le lendemain au roi de Prusse une lettre telle que vous pouvez la désirer, et cette lettre a dû partir par le courrier d’hier. Je souhaite à cet honnête et intéressant jeune homme tout le succès et le bonheur qu’il mérite, et je n’oublierai rien pour entretenir son auguste protecteur dans les sentiments de bonté qu’il a pour lui. Voilà ce que j’ai fait à votre prière et à la considération, et dont je vous donne avis sans délai par le courrier le plus prochain, afin que vous preniez vos mesures en conséquence. Êtes-vous content de moi ? c’est au moins bien sûrement mon intention.
Vous l’êtes sans doute de ce que M. de La Harpe vient de remporter pour la quatrième fois le prix d’éloquence, et pour la quatrième fois encore le prix de poésie,et pour la seconde fois les deux prix dans le même jour, et de plus encore, le premier accessit en vers (1). Le voilà comblé de gloire, et ses ennemis de rage ; aussi ne s’endorment-ils pas, et ils lui suscitent, en ce même moment, une affaire désagréable, pour un article du Mercure (2), où sa faute, s’il en a fait une, est bien légère, mais sera bien grossie par l’envie et par la haine.
Je pense comme vous sur ce Bon sens, qui me paraît un bien plus terrible livre que le Système de la nature. Si on abrégeait encore ce livre (ce qu’on pourrait aisément, sans y faire tort), et qu’on le mît au point de ne coûter que dix sous, et de ne pouvoir être acheté et lu par les cuisinières, je ne sais comment s’en trouverait la cuisine du clergé, qui dans ce moment ferait bien des sottises, si quelques évêques raisonnables ne l’en empêchaient. Adieu, mon cher maître ; vous avez peut-être actuellement à Ferney madame la duchesse de Châtillon et M. le comte d’Anlezy, à qui j’ai donné pour vous une lettre (3) dont ils n’auront pas besoin quand vous les connaîtrez. Nous attendons mille bonnes choses des ministres vertueux qui entourent le trône, et nous espérons de n’être pas trompés. Vale iterum.
1 – Éloge de Catinat, prix d’éloquence ; Conseils à un jeune poète, prix de poésie ; Épître au Tasse, accessit. (G.A.)
2 – Cet article n’était qu’un extrait de la Diatribe de Voltaire à l’auteur des Ephémérides. Séguier requit contre le Mercure. (G.A.)
3 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 18 d’Auguste 1775.
M. François de Neufchâteau, que je ne connaissais pas, vint hier chez moi, mon cher et illustre ami. Il me parut indigné de cette infamie que l’ombre de La Beaumelle, menée par le squelette de Fréron, vient de publier contre la Henriade (1) ; et il me dit qu’il avait fait un mémoire où il rendait plainte contre cette atrocité que je ne connais que par ce qu’il m’en a dit ; car je fais justice de ces rapsodies en n’en lisant jamais aucune. Il m’a dit vous avoir écrit pour vous prier de l’autoriser à poursuivre cette canaille morte et vivante, et m’a prié de vous en écrire aussi. J’ai fort applaudi à l’honnêteté et au zèle de ce jeune homme, et je lui ai répondu de votre reconnaissance et de celle de tous les gens de lettres dignes de porter ce nom. Il serait temps, ce me semble, qu’on fît justice de pareils marauds. A quoi servirait-il d’avoir tant d’honnêtes gens dans le ministère, si les gredins triomphaient encore ? M. de Neufchâteau attend, mon cher maître, une lettre de vous qui l’encourage, et dont il est bien digne. Je désire beaucoup et la publication et le succès du mémoire qu’il prépare, et j’espère que les Welches mêmes, tout Welches qu’ils sont, y applaudiront pour le moins autant qu’à l’opéra-comique. Adieu, mon cher et illustre maître ; je vous embrasse, et vous souhaite autant de santé et d’années que vous avez des gloire. BERTRAND l’aîné.
1 – Commentaire sur la Henriade, par feu M. de La Beaumelle, revu et corrigé par M. F… (Fréron.) 1 vol. in-4° (G.A.)
DE VOLTAIRE.
24 d’Auguste 1775.
Mon cher ami, mon cher soutien de la raison et du bon goût, mon cher philosophe, mon cher Bertrand, le vieux Raton, quoique n’en pouvant plus, a reçu de son mieux M. d’Anlezy et madame la duchesse de Châtillon. Il a fait son compliment à votre aide-de-camp La Harpe, sur les deux batailles qu’il vient de gagner (1). Il lève toujours les mains au Seigneur pour le succès de la bonne cause ; mais il n’est pas heureux à la guerre. Il vient de perdre le procès de douze mille agriculteurs nécessaires à l’État, contre vingt moines inutiles au monde. Le parlement de Besançon a condamné aux dépens et à la servitude douze mille sujets du roi, qui ne voulaient dépendre que de lui, et non d’un couvent de moines (2). Nous verrons comment M. Turgot, et M. de Malesherbes jugeront ce jugement de Besançon. Cette aventure m’attriste. Il faut passer toute sa vie à combattre ; mais je ne combattrai point Fréron ; il ne faut pas attaquer à la fois toutes les puissances.
Si vous voyez M. de Neufchâteau, dites-lui, je vous en prie, combien je suis touché de son amitié courageuse ; mais détournez-le du dessein d’intenter un procès qui serait très ridicule. Il se peut très bien que Fréron et La Beaumelle aient fait une Henriade meilleure que la mienne ; rien n’est plus aisé. Il n’y a pas moyen de présenter requête au conseil pour obtenir qu’on préfère ma Henriade à celle de Fréron ; cette démarche serait d’ailleurs contre les principes de M. Turgot, qui donne toute liberté aux marchands de livres comme aux marchands de blé.
Considérez encore, s’il vous plaît, que la loi du talion est en vigueur dans la république des lettres. Je me suis tant moqué de l’ami Fréron, qu’il est bien juste qu’il me le rende. Si M. de Neuchâteau veut prendre mon parti et combattre en ma faveur, en champ clos, dans le Mercure, ou dans quelque autre des mille et un journaux qui paraissent toutes les semaines, cela pourra faire un très grand effet sur l’esprit de trois ou quatre lecteurs désintéressés, et je lui en témoignerai ma juste reconnaissance.
Je renvoie ces jours-ci au roi de Prusse son capitaine ingénieur, et je crois lui faire un très bon présent. Je vous remercie mille fois, mon cher ami, de la bonté que vous avez eue de recommander ce jeune homme ; c’est une de vos bonnes actions. Le roi de Prusse cherchera toujours à mériter vos suffrages, et toutes les fois qu’il agira en prince généreux et bienfaisant, c’est à vous qu’on en aura l’obligation.
La Harpe me succédera bientôt dans votre Académie. J’ai eu une nourrice qui disait à mon âge : Les De profundis me battent les fesses.
Je vous embrasse bien tendrement.
1 – Lettre à La Harpe, du 15 auguste 1775. (G.A.)
2 – Voyez, dans les Ecrits pour les serfs du Mont-Jura, notre notice en tête de l’Extrait d’un mémoire. (G.A.)