CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 106
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DE VOLTAIRE.
7 de Juillet 1775.
Vous n’avez probablement point reçu, mon cher philosophe, une lettre que je vous avais écrite (1), il y a près d’un mois sous l’enveloppe de M. de Vaines (2). Je vous priais de dire un petit mot au roi de Prusse au sujet de M. d’Etallonde de Morival. Ce monarque vient de combler nos vœux, et de surpasser nos espérances. Il appelle M. de Morival auprès de lui, il le fait son ingénieur et capitaine, il lui donne une pension. Cela vaut mieux, ce me semble, que d’aller se mettre à genoux à Paris devant messieurs, et de leur avouer qu’on est un impie qui vient faire entériner sa grâce.
Le roi de Prusse, en faisant cette belle action, m’écrit la lettre la plus touchante et la plus philosophique (3).
Je vous envoie la requête au roi très chrétien, par laquelle M. de Morival ne lui demande rien (4).
1 – Elle manque. (G.A.)
2 – Premier commis des finances. (G.A.)
3 – Lettre du 17 mai 1775. (G.A.)
4 – Le Cri du sang innocent. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
17 de Juillet 1775.
Mon cher ami, mon cher philosophe, je suis bien affligé. Votre lettre du 11 de juillet me pétrifie. Vous me dites qu’il y a longtemps que vous n’avez reçu de mes nouvelles. Je vois que mes paquets envoyés à M. de Vaines n’ont point été rendus à leurs adresses. Il y en avait un pour vous, et un autre pour M. de Condorcet.
Vous avez bien voulu vous intéresser tous deux au jeune homme qui a été si longtemps victime. Je vous mandais que son maître l’appelait auprès de lui, l’honorait d’une place distinguée, et lui donnait une pension. Le paquet contenait surtout une espèce de requête à un autre maître, dans laquelle il ne demandait rien. Il se contentait de démontrer la vérité, d’essayer de faire rougir ses persécuteurs.
Il vaut mieux, sans doute, ne rien demander, que de solliciter sa grâce quand on n’est point coupable ; mais peut-être que cette requête un peu fière ne serait pas bien reçue dans le moment présent. Elle est plus faite pour être lue par des hommes éclairés et justes que par des gens de robe ; et peut-être même ne faudrait-il pas qu’elle fût connue des gens d’église : c’est un petit monument secret qui doit rester dans vos archives, ou je suis bien trompé.
M. Turgot est le seul homme d’État à qui on ait osé en envoyé un exemplaire. Il n’aura pas le temps de le lire ; les édits qu’il prépare pour le bonheur de la nation ne doivent pas lui laisser de temps pour les affaires particulières.
Je vous demande en grâce de vous informer chez M. de Vaines des paquets que je lui ai envoyés pour vous depuis plus d’un mois. Vous ne sauriez croire combien j’en suis inquiet ; cela tire à conséquence.
J’ignore si M. de Condorcet est à Paris ou en Picardie. Probablement mes lettres ne lui sont pas parvenues plus qu’à vous. Je me trouve dans le même cas avec M. d’Argental.
Me voilà comme un pestiféré, à qui toute communication est interdite.
Luc me paraît changé en bien. Madame Denis est condamnée à un triste régime, et moi, à mourir bientôt.
Deo consecratori est de la basse latinité. On dit que Jérôme s’est servi le premier de ce mot. Vous pourriez charger M. Melon de ce jeton (1). Nous ferons bien mal les honneurs de Ferney à M. Melon et à son Anglais, mais ce sera de bon cœur. Le nom de Melon m’est cher, c’est une race de philosophes (2).
Je vous embrasse tendrement, mon illustre ami. Tirez-moi d’inquiétude. Je ne sais plus où est Mord-les (3).
1 – D’Alembert, dans sa lettre qui est perdue, annonçait sans doute à Voltaire la visite de cette personne. (G.A.)
2 – Allusion au secrétaire du régent J.-F. Melon, sur un ouvrage duquel Voltaire avait fait des observations élogieuses en 1738. Voyez le premier des Opuscules de la section LÉGISLATION. (G.A.)
3 – L’abbé Morellet. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
29 de Juillet 1775.
Vous ferez assurément une très bonne action, mon cher philosophe, d’écrire au roi de Prusse, et de lui donner cent coups d’encensoir, qui seront cent coups d’étrivières pour les assassins de nos deux jeunes gens. Soyez sûr que l’homme en question sera encouragé par vos éloges ; il les regardera comme les récompenses de la vertu, et il s’efforcera d’être vertueux, surtout quand il ne lui en coûtera rien, ou que du moins il n’en coûtera que très peu de chose. Il mettra sa gloire à réparer les crimes des fanatiques, et à faire voir qu’on est plus humain dans le pays des Vandales que dans celui des Welches.
Le mémoire de d’Etallonde est trop extra-judiciaire pour l’envoyer à tout le conseil ; d’ailleurs on ne fera jamais rien pour lui en France, et il peut faire une fortune honnête en Prusse. Il la fera, si vous fortifiez le roi son maître dans ses bons desseins. Il est comme Alexandre, qui faisait tout pour être loué dans Athènes. Soyez persuadé que ce sera à vous que mon pauvre jeune homme devra son bien-être. Je le ferai partir pour Potsdam dès que vous aurez écrit.
Je viens de lire, le Bon sens (1). Il y a plus que du bon sens dans ce livre ; il est terrible. S’il sort de la boutique du Système de la nature, l’auteur s’est bien perfectionné. Je ne sais si de tels ouvrages conviennent dans le moment présent, et s’ils ne donneront pas lieu à nos ennemis de dire : Voilà les fruits du nouveau ministère. Je voudrais bien savoir si les assassins du chevalier de La Barre ont donné quelque nouvelle arrêt contre le bon sens.
Votre bon sens, mon cher ami, tire très habilement son épingle du jeu. Vous avez raison de ne jamais vous compromettre. Il faut aussi que les deux Bertrands prennent toujours pitié des pattes de Raton. Il faut qu’on laisse mourir le vieux Raton en paix. Il y a une chose qu’il préférerait à cette paix, ce serait de vous embrasser avant de quitter ce monde.
1 – Par d’Holbach. Voyez les Remarques de Voltaire sur cet ouvrage. (G.A.)