CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 103

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 103

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DE VOLTAIRE.

 

7 de Novembre 1774.

 

 

      Mon digne philosophe, aussi humain que sage, je viens encore de recevoir une lettre du roi de Prusse (1) sur l’affaire de ce jeune homme. « J’ai chargé, dit-il, le ministre que j’ai en France, d’intercéder pour lui, sans trop compter sur le crédit que je puis avoir à cette cour. » Et moi, j’y compte beaucoup, et encore plus sur votre humanité et sur votre sagesse.

 

      Vous savez bien qu’il ne sera pas à propos qu’une certaine canaille sache que c’est vous qui protégez un infortuné, livré à la fureur des hypocrites et des fanatiques. Je ne saurais trop vous répéter combien ce jeune homme mérite vos bontés. Il apprend à force son métier d’ingénieur ; il est parvenu, en très peu de temps, à lever des plans, et à dessiner parfaitement. Il se rendra très utile dans le service où il est. Rien ne presse encore pour son affaire ; il faut voir auparavant à quel parlement il devra s’adresser (2). Mon avis est toujours qu’il demande à faire juger son procès. Je n’aime point qu’on demande grâce quand on doit demander justice. Je m’en rapporterai à votre opinion et à celle de M. le marquis de Condorcet. C’est à des philosophes tels que vous deux à détruire l’œuvre infernale du fanatisme, et à venger l’humanité, sans vous compromettre.

 

       Si nous ne réussissons pas, je me flatte que le roi de Prusse n’en sera que plus déterminé à favoriser un bon sujet, et qu’il l’avancera d’autant plus qu’il sera secrètement offensé du peu d’égard qu’on aura eu pour sa recommandation.

 

      Le ministère d’ailleurs paraît trop sage pour refuser à un roi tel que celui de Prusse une petite satisfaction qui n’intéresse en rien la politique.

 

      Il est vrai, mon cher ami, que M. le maréchal de Richelieu ne m’a point payé depuis cinq ans la rente qu’il me doit ; mais je n’impute cette négligence qu’à ses grandes affaires, et non pas à un manque de bonne volonté. Cinquante ans d’intimité sont une chose si respectable, que je ne crois pas devoir me plaindre. Je me flatte que lui et d’autres grands seigneurs, entre les mains de qui j’avais mis ma fortune, ne me laisseront pas mourir sans me mettre en état d’achever ce que j’ai commencé pour ce jeune homme si malheureux.

 

      J’ai lu les mémoires de madame de Saint-Vincent et du major. Il me paraît clair qu’on a fait de faux billets. Cette affaire est très grave pour madame de Saint-Vincent, et très triste pour M. de Richelieu (3).

 

      Adieu, mon cher ami, les pattes toutes brûlées et toutes retirées du pauvre Raton embrassent des mains des heureux Bertrands.

 

 

1 – Lettre du 20 octobre. (G.A.)

 

2 – On allait rappeler l’ancien. (G.A.)

 

3 – C’était une ancienne maîtresse de Richelieu, femme du président de Saint-Vincent, que le maréchal accusait d’avoir fabriqué de faux billets signés « Richelieu » pour une somme considérable. Les mémoires des deux parties ont été publiés en trois gros volumes in-4°. (G.A.)

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

A Ferney, 21 de Novembre 1774.

 

 

      Messieurs, les deux Ajax, qui combattez pour la raison et l’humanité, voici le fait.

 

      Je vous écrivis, au commencement du mois (1), une lettre très intéressante pour des cœurs comme les vôtres, et dans laquelle je vous priais hardiment de vous adresser à M Turgot, parce qu’il est juste et humain.

 

      Un M. Bacon, ci-devant substitut du ci-devant procureur-général M. de Fleury, était en possession de se charger de toutes mes lettres, que je lui envoyais sous l’enveloppe de monsieur le procureur-général, et qu’il faisait passer fidèlement à leurs adresses. Ma lettre arriva tout juste dans le temps du voyage de M. de Fleury à Maubeuge. Elle est probablement sous le scellé avec ses autres papiers (2). Voici, autant qu’il m’en souvient, ce qu’elle contenait à peu près.

 

      Je vous disais que le jeune gentilhomme d’Abbeville, nommé d’Etallonde, ayant été condamné, à l’âge d’environ seize ans, avec le chevalier de La Barre, à la question ordinaire et extraordinaire au supplice de la langue arrachée avec des tenailles, de la main coupée, et du reste du corps jeté vivant dans le feu, comme accusé d’avoir mis son chapeau devant des capucins pendant la pluie, d’avoir chanté une mauvaise chanson, faite il y a cent ans, et d’avoir récité à deux autres jeunes gens l’Ode à Priape de Piron, pour laquelle ce Piron avait obtenu une pension de douze cents francs sur la cassette ; que ce jeune d’Etallonde, dis-je, avait prévenu, par une prompte fuite, l’exécution de sa sentence que, mourant de faim, il s’était fait soldat à Vésel dans les troupes du roi de Prusse ; qu’en ayant été informé par un officier prussien qui vint chez moi, et ayant su que c’était un enfant de très bonnes mœurs, et qui remplissait tous ses tristes devoirs, je pris la liberté d’en instruire le roi son maître, qui voulut bien le faire officier sur-le-champ.

 

      Je vous disais que le roi de Prusse avait eu la bonté de me l’envoyer, et de lui accorder un congé beaucoup plus long qu’il ne les donne ordinairement.

 

      Je vous certifiais qu’il étudiait chez moi les mathématiques, qu’il apprenait les fortifications, qu’il levait déjà des plans avec une facilité et une propreté singulières ; que sa sagesse, sa circonspection, son assiduité au travail, et son extrême politesse, lui avaient gagné les cœurs de tous ceux qui sont à Ferney, et le nombre n’en est pas petit.

 

      Je vous avouais avec douleur que son père, président d’Abbeville, avait obtenu la confiscation du bien que cet enfant avait de sa mère, et ne lui en faisait pas la plus légère part.

 

      Je vous parlais du dessein de cet infortuné si estimable, d’obtenir en France sa réhabilitation, moins pour jouir de son bien, qui est très peu de chose, que pour se laver d’un arrêt que le sot peuple appelle un opprobre, et qui n’est un opprobre que pour ses juges.

 

      Je vous disais que j’avais une partie de la procédure, mais qu’il fallait que je l’eusse tout entière ; que cette abominable affaire n’avait été que l’effet d’une tracasserie de province entre un dévot d’Abbeville et madame de Brou, abbesse de Villancourt près d’Abbeville, tant de M. le chevalier de La Barre.

 

      Je répondais que d’Etallonde n’était point chargé dans la partie du procès criminel qui m’a été remise.

 

      Je vous exposais mon idée d’obtenir des lettres d’attribution au parlement de Paris, pour juger en premier et dernier ressort ce procès aussi exécrable que ridicule. Je pensais et je pense qu’il vaut mieux partager la contumace au parlement que de demander des lettres de grâce, parce que grâce suppose crime, et que certainement ce jeune homme d’un rare mérite, brave officier, et de mœurs irréprochables, n’a point commis de crime.

 

      Enfin, je vous priais d’implorer pour lui la protection de M. Turgot, dans un moment de loisir, s’il peut en avoir ; mais je ne pouvais ni ne voulais rien hasarder avant d’avoir vu toute la procédure que j’attends avec impatience.

 

      Voilà donc tout ce que je vous mandais et probablement ce que vous n’avez pas reçu. Si ma lettre a été saisie dans les papiers de M. Joly de Fleury, je ne vois pas qu’il y ait un grand risque. On saura seulement que M. d’Alembert et M. le marquis de Condorcet ont pitié d’un infortuné innocent. On verra qu’il faut proportionner les peines aux délits, et qu’il y a eu parmi nous des hommes beaucoup plus absurdes et beaucoup plus cruels que les cannibales.

 

      Plus je fais mon examen de conscience, et moins je me souviens d’avoir mis dans ma lettre un seul trait qui pût compromettre personne. J’espère que celle-ci sera plus heureuse.

 

      Je supplie M. d’Alembert de garder l’attestation que le roi de Prusse lui a envoyée en faveur de d’Etallonde, dit Morival, officier dans le régiment d’Eickmann, à Vésel. Je la supplie de ne point faire agir le ministre du roi de Prusse avant que nous sachions quelle route nous devons tenir. Mais ce qui est très essentiel, et ce qui est bien dans le caractère de M. d’Alembert, c’est qu’il emploie toute la supériorité de son esprit à rendre cette affaire aussi intéressante pour le roi de Prusse qu’elle l’est pour nous. Il faut que ce prince y mette son honneur. Dès qu’il a fait une démarche, il ne doit pas reculer. Il a assez affligé l’humanité ; il faut qu’il la console. Il avait pris d’abord la chose un peu légèrement et en roi ; je veux qu’il la consomme en philosophe et en homme sensible, d’une manière ou d’une autre. Je lui écris dans cette idée. M. d’Alembert fera beaucoup mieux et beaucoup plus que moi.

 

      Raton met ses vieilles petites pattes entre les mains habiles des deux Bertrands, il remet tout à leur généreuse amitié.

 

 

1 – Ou plutôt, le 28 septembre. (G.A.)

 

2 – Voltaire, croyant qu’il a écrit au commencement de novembre, donne pour date probable de l’arrivée de sa lettre à Paris, le 2 novembre, jour où fut rétabli l’ancien parlement. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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