CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 102
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
A Ferney, 10 Septembre 1774.
Mon cher philosophe, Cramer s’est avisé d’imprimer séparément cette petite diatribe (1), qui était destinée à une nouvelle édition assez curieuse des Questions sur l’Encyclopédie ; je vous l’envoie.
J’avais minuté deux lettres pour vous et pour M. de Condorcet ; mais je ne vous les envoie point, parce que le roi de Prusse est en Silésie. Vous me direz : Quel rapport y a-t-il entre vos deux lettres, la Silésie, et le roi de Prusse ? Vous le verrez quand vous les recevrez. Il s’agit d’une bonne œuvre. Puissé-je vivre assez longtemps pour la voir accomplir (2) ?
1 – Voyez aux FACÉTIES, l’écrit sur l’Encyclopédie. (G.A.)
2 – C’est la révision du procès des jeunes gens d’Abbeville. Voltaire espérait que le roi de Prusse, protecteur du jeune d’Etallonde, qu’il avait pris à son service, pourrait favoriser cette entreprise et l’appuyer de son crédit. (K.)
DE VOLTAIRE.
28 de Septembre 1774.
Oh ! Bertrands ! Bertrands ! Raton a été près (je crois) de mourir de douleur et de vieillesse dans sa gouttière, à cent lieues de vous. Ne dites point qu’on ne m’attribuait pas à Compiègne la Lettre du théologien ; on avait l’injustice de me l’imputer. Sans M. le chancelier (1), qui, dans tous les temps, a eu pour moi une extrême bienveillance, j’étais perdu, grâce à un prêtre de cour. D’ailleurs l’abbé de Voisenon, mon ami depuis quarante ans, très injustement outragé dans cet ouvrage, puisqu’il n’a jamais rimé d’ordures, m’a mis dans la douloureuse nécessité de me justifier auprès de lui. Enfin, pour achever mon malheur, on avait envoyé ce fatal écrit de Paris à Genève ; c’était assurément trop prodiguer son éloquence contre un malheureux comme Sabotier (2).
J’ai vu à Ferney un grand-vicaire de Toulouse qui m’a dit que son archevêque (3) avait chassé ce Sabotier parce qu’il volait dans les poches, et que sa langue, sa plume, et ses mains, sont également criminelles. Voilà donc nos ennemis.
Quoique je miaule toujours un peu contre vous, je vous confie une affaire plus intéressante, et je la mets sous votre protection.
Je ne crois pas que vous soyez pour le nouveau plus que pour l’ancien (4) ; mais j’ai des neveux (5) dans le nouveau qui frémissent encore, comme vous et moi, qu’un bœuf-tigre (6) et consorts aient fait couper le poing et la langue, élevé un grand bûcher de deux voies de bois à un petit-fils d’un lieutenant-général âgé de dix-huit ans, et au fils d’un président âgé de dix-sept, le tout pour n’avoir pas salué une procession de capucins, et pour avoir récité l’ode de Piron, à qui, par parenthèse, le feu roi faisait une pension de douze cents livres sur sa cassette pour cette ode.
Le chevalier de La Barre subit son horrible supplice en personne, et le fils du président d’Etallonde fut exécuté en effigie sous les yeux de son père, qui demanda aussitôt pour lui la confiscation du bien que le jeune homme tenait de sa mère. Il garda ce bien, et n’a jamais assisté son fils. Il y a de belles âmes !
Ce martyr alla se faire soldat à Vésel.
Rose et Fabert ont ainsi commencé (7).
Le roi de Prusse lui a donné une sous-lieutenance, et me l’a envoyé au mois d’avril dernier. Vous saurez que ce jeune homme est le plus sage, le plus doux, le plus circonspect que j’aie jamais vu ; ce qui prouve qu’il ne faut jamais couper la langue et le poing aux enfants, ni leur donner la question ordinaire et extraordinaire, ni les brûler à petit feu, parce que, après tout, ils peuvent se corriger.
Je voulais d’abord lui faire obtenir sa grâce par la protection du feu roi, et même de madame Dubarry ; le roi mourut au mois de mai, et madame Dubarry alla au Pont-aux-Dames (8).
Je m’adressai, au commencement du mois d’auguste (que les Barbares nomment août), à M. le chancelier de Maupeou, qui me promit la grâce, qui arrangea tout pour favoriser pleinement d’Etallonde, et aussitôt il est parti pour Roncherolles (9).
Comme je vais partir bientôt pour l’autre monde, je vous lègue d’Etallonde, mais sous le plus grand secret, parce que, si vous me parlez, on me déterrera pour me brûler avec lui.
Pouvez-vous faire réussir cette affaire, et secourir l’humanité contre les cannibales ? la philosophie peut-elle réparer les maux affreux qu’à faits la superstition ? Je vous enverrai le précis de ce que demande le jeune d’Etallonde. Cette bonne œuvre est au-dessus de celle que je vous proposais pour le frère de Protagoras-Damilaville.
Je vais écrire au roi de Prusse (10). Il m’avait donné permission de dire qu’on lui ferait plaisir de rendre justice à son officier. Je vais lui écrire que c’est vous qui êtes le protecteur de cet infortuné, et que je le supplie de vous adresser un certificat signé et scellé de lui, qui dépose de la sagesse et de la bonne conduite de d’Etallonde. S’il vous envoie ce certificat, l’un des deux Bertrands (11) est en droit de le montrer au ministre des affaires étrangères, et de le presser de faire plaisir à un monarque dont quelque jour on pourrait avoir besoin. M. Turgot (12) vous appuiera de tout son pouvoir, et M. de Miroménil (13) ne refusera pas de condescendre aux volontés de deux ministres qui demanderont la chose du monde la plus juste et même la plus honorable, l’expiation du crime abominable des Pilate d’Abbeville.
Bertrands ! Bertrands ! cette négociation est digne de vous et de votre courage.
Voilà, mon digne philosophe, ce que je vous écrivais. Vous attendrez Mollia fandi tempora. Je garderai chez moi l’officier du roi de Prusse, et je vous le resignerai par mon testament.
Je viens de lire le chef-d’œuvre de M. Turgot, du 13 de septembre (14) ; il me semble que voilà de nouveaux cieux et une nouvelle terre.
Vivez, instruisez, faites du bien ; ceci est pour vous et pour M. de Condorcet.
1 – Maupeou. Il n’était plus ministre depuis le 24 août. (G.A.)
2 – Pour Sabatier. (G.A.)
3 – Brienne. (G.A.)
4 – Il s’agit des parlements. (G.A.)
5 – L’abbé Mignot. (G.A.)
6 – Pasquier. (G.A.)
7 – L’Enfant prodigue, acte IV, sc. III. (G.A.)
8 – Lieu de son exil. (G.A.)
9 – Sa terre de Roncherolles, en Normandie, où il fut également exilé. (G.A.)
10 – On n’a pas cette lettre. (G.A.)
11 – C’est-à-dire, d’Alembert ou Condorcet. (G.A.)
12 – Alors contrôleur des finances. (G.A.)
13 – Il remplaçait Maupeou. (G.A.)
14 – L’édit du 13 septembre sur le libre commerce des blés. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
29 d’Octobre 1774.
Mon cher et grand philosophe, je vous ai légué d’Etallonde, comme je ne sais quel Grec (1) donna en mourant sa fille à marier à je ne sais quel autre Grec. Il s’agit de voir si on peut obtenir en France la grâce d’un brave officier prussien, accusé d’avoir chanté, à l’âge de seize ans, une vieille chanson de corps-de-garde, et d’avoir récité l’Ode à Priape de Piron, connu par cette seule ode à la cour, et récompensé par une pension du roi de douze cents livres sur la cassette. Certainement le poing coupé, la langue arrachée, la torture ordinaire et extraordinaire, la roue et le bûcher, n’étaient pas en raison directe du crime.
J’avais supplié le roi de Prusse de vous envoyer ou un passeport pour d’Etallonde, dit Morival ou une attestation de son général, qui servira de ce qu’elle pourra. Il me mande qu’il vous l’envoie, et peut-être avez-vous déjà reçu cette pancarte. Vous en ferez, après la Saint-Martin, l’usage que votre bienfaisance et votre sagesse vous conseilleront ; rien ne presse. Ce jeune homme reste toujours chez moi, et madame Denis le gardera, si je meurs avant que son affaire soit consommée.
Le roi de Prusse me dit qu’il charge son ministre de recommander d’Etallonde au garde-des-sceaux. Madame la duchesse d’Enville a déjà disposé M. de Miroménil à être favorable à d’Etallonde. Nous avons, dans l’ancien parlement et dans le nouveau, des hommes sages et justes, qui m’ont donné parole de faire réparer, autant qu’il sera en eux, l’arrêt des cannibales qui, d’un trait de plume, ont assassiné La Barre en personne, et d’Etallonde en peinture ; arrêt qui, par parenthèse, ne passa que de deux voix (2).
Il reste à voir s’il faut, ou qu’il fasse juger son procès, ou qu’il demande des lettres honteuses de grâce. Je suis absolument pour la révision, parce que j’ai vu les charges : une grâce n’est que l’aveu d’un crime. Il serait bien beau à la philosophie de forcer l’ancienne magistrature à expier ses atrocités, ou d’obtenir de la pauvre nouvelle troupe une réparation solennelle des infamies punissables de l’autre tripot. Ce problème des deux corps est aussi digne d’être résolu par vous que le problème des trois corps.
Nous en parlerons dans quelque temps. Je recommande aux deux Bertrands cette bonne œuvre ; Raton mourant n’est plus bon à rien.
Ne voyez-vous pas quelquefois M. d’Argental ? il connaît cette affaire, il a un grand zèle.
Tout cela n’est pas trop académique, mais cela est humain et digne de vous. Ce n’est plus Damilaville minor (3) dont je vous parle ; j’espère qu’il ne vous importunera plus.
Adieu, digne homme.
NB. – Un fils du comte de Romanzof vient de faire des vers français, dont quelques-uns sont encore plus étonnants que ceux du comte de Schouvalof. C’est un dialogue entre Dieu et le révérend père Hayer, auteur du Journal chrétien. Dieu lui recommande la tolérance, Hayer lui répond :
Ciel ! que viens-je d’entendre ? Ah ! ah ! je le vois bien,
Que vous-même, Seigneur, vous ne valez plus rien.
Tout n’est pas de cette force.
1 – Eudamidas. (G.A.)
2 – J’avais cru et j’avais dit de cinq. – Voyez l’affaire La Barre. (G.A.)
3 – Voyez la lettre du 27 auguste. (G.A.)