ÉPÎTRE - A D'ALEMBERT
Photo de PAPAPOUSS
A M. D’ALEMBERT.
− 1771 −
(1)
Esprit juste et profond, parfait ami, vrai sage,
D’Alembert, que dis-tu de mon dernier ouvrage (2) ?
Le roi danois et toi, mes juges souverains.
Vous donnez carte blanche à tous les écrivains.
Le privilège est beau : mais que faut-il écrire ?
Me permettriez-vous quelques grains de satire ?
Virgile a-t-il bien fait de pincer Mævus ?
Horace a-t-il raison contre Nomentanus ?
Oui ? Si ces deux Latins, montés sur la Parnasse,
S’égayaient aux dépens de Virgile et d’Horace.
La défense est de droit : et d’un coup d’aiguillon
L’abeille en tous les temps repoussa le frelon,
La guerre est au Parnasse, au conseil, en Sorbonne ;
Allons, défendons-nous, mais n’attaquons personne.
« Vous m’avez endormi, » disait ce bon Trublet (3)
Je réveillai mon homme à grands coups de sifflet.
Je fis bien, chacun rit, et j’en ris même encore.
La critique a du bon, je l’aime et je l’honore.
Le parterre éclairé juge les combattants,
Et la saine raison triomphe avec le temps.
Lorsque dans son grenier certain Larcher réclame (4)
La loi qui prostitue et sa fille et sa femme,
Qu’il veut dans Notre-Dame établir son sérail
On lui dit qu’à Paris plus d’un gentil bercail
Est ouvert aux travaux d’un savant antiquaire,
Mais que jamais la loi n’ordonna l’adultère.
Alors on examine ; et le public instruit
Se moque de Larcher, qui jure en son réduit.
L’abbé François (5) ; le Léthé sur ses rives
Reçoit avec plaisir ses feuilles fugitives.
Tancrède en vers croisés fait-il bâiller Paris ?
On m’ennuie à mon tour des plus pesants écrits ;
A Danchet, à Brunet (6), le Pont-Neuf me compare ;
On préfère à mes vers Crébillon le barbare (7).
1 – Cette épître fut adressée à d’Alembert le 11 Mars. (G.A.)
2 – L’Épître au roi de Danemark. (G.A.)
3 – Voyez la pièce intitulée le Pauvre Diable. (1771)
4 – Larcher, répétiteur au collège Mazarin. Il soutint opiniâtrement que dans la grande ville de Babylone toutes les femmes et les filles de la cour étaient obligées par la loi de se prostituer une fois dans leur vie au premier venu, pour de l’argent, et cela dans le temple de Vénus, quoique Vénus fût inconnue à Babylone. Il trouvait fort mauvais qu’on ne crût pas à cette impertinence, puisque Hérodote l’avait dite expressément. Le même Larcher disputa fortement sur le grand serpent Ophionée, sur le bouc de Mendès qui couchait avec les dames hébraïques : il traita notre auteur de vilain athée pour avoir dit que la Providence envoie la peste et la famine sur la terre. Il y a encore dans la poussière des collèges de ces cuistres qui semblent être du quinzième siècle. Notre auteur ne fit que se moquer de ce Larcher, et il fut secondé de tout Paris, à qui il le fit connaître. (1771)
5 – Il y a en effet un abbé nommé François, des ouvrages duquel le fleuve Léthé s’est chargé entièrement ; c’est un pauvre imbécile qui a fait un livre en deux volumes contre les philosophes, livre que personne ne connaît ni ne connaîtra. (1771).
6 – Danchet est un de ces poètes médiocres qu’on ne connaît plus ; il a fait quelques tragédies et quelques opéras.
7 – Nous ne savons si par barbare on entend ici la barbarie d’Atrée, ou la barbarie du style, qu’on a reprochée à Crébillon : c’est peut-être l’un et l’autre. Mais ce n’est pas parce que Atrée est trop cruel qu’on ne joue point cette pièce et qu’elle passe pour mauvaise chez tous les gens de goût ; car dans Rodogune, Cléopâtre est plus cruelle encore, et cette atrocité même semblerait devoir être plus révoltante dans une femme que dans un homme ; cependant cette fin de la tragédie de Rodogune est un chef d’œuvre du théâtre et réussira toujours.