CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 91
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 27 de février 1773.
Bertand a reçu tous les sacs de marrons que Raton lui a envoyés ; mais, quelque plaisir qu’il ait eu à les manger, il n’a guère, en ce moment, plus d’envie de rire que Raton. Cette strangurie maudite l’alarme et l’inquiète, et elle alarme avec lui tous les Bertrands, qui aimeraient bien mieux que Raton pissât que de croquer tous les marrons du monde. Ils ont beau bénir la patte de Raton, ils ne tiennent rien, si pendant ce temps Raton maudit sa vessie. Ils exhortent, ils prient, ils conjurent Raton de ne plus songer qu’à pisser, et de laisser là les marrons, dont l’odeur pourrait porter à sa vessie.
Bertrand ne sait pas précisément quels sont les auteurs des Trois siècles ; mais il est sûr et même évident, en parcourant cette rapsodie, que plus d’un polisson y a travaillé, quoi qu’en dise le polisson qui a bien voulu barbouiller son nom de toute l’ordure des autres. Bertrand a entendu nommer Clément, Palissot, Linguet, l’abbé Bergier, Pompignan, le jésuite Grou, auteur d’une mauvaise traduction de Platon, auquel on ajoute beaucoup d’autres jésuites sans les nommer.
Il est certain que cette canaille (qui, par parenthèse, va, dit-on, être enfin proscrite) a mis beaucoup de torche-culs dans cette garde-robe. Voilà tout ce que Bertrand a pu savoir là-dessus.
A l’égard de la lettre sur mademoiselle Raucourt, il s’en faut bien que l’histoire de la lecture soit telle que la vieille poupée (1) l’a mandée avec candeur à Raton ; mais tant que Raton ne pissera pas, Bertrand croirait être cruel de lui ôter sa vieille poupée, et d’empêcher qu’il ne s’en amuse, et qu’il ne la coiffe à sa fantaisie. C’est sans doute par un juste jugement de Dieu que le libraire ou voleur Valade a imprimé ces Lois de Minos, pour empêcher qu’elles ne fussent dédiées à la poupée de Raton, ou à la vieille p…. dont Raton écrivait, il n’y a pas longtemps (2), qu’elle avait passé sa vie à lui faire des niches et des caresses. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’Histoire de l’Académie ne sera pas dédiée à la vieille poupée, et qu’il y sera fait mention d’elle comme elle le mérite.
Raton doit avoir reçu un ouvrage qui l’aura consolé un moment de toutes les infamies qui avilissent la littérature ; ce sont les éloges des anciens académiciens, par M. de Condorcet. Quelqu’un me demandait l’autre jour ce que je pensais de cet ouvrage ; je répondis, en écrivant sur le frontispice, justice, justesse, savoir, clarté, précision, goût, élégance, et noblesse. Bertrand se flatte que Raton aura été de son avis, et sur ce, il embrasse tendrement Raton, et le conjure de pisser et de ne faire autre chose.
On assure que Pompignan est auteur, dans les Trois siècles, de l’article de Raton, que Bertrand n’a point lu, et, ce qui est plus plaisant, de son propre article à lui Pompignan. Savatier (3) l’avait fait et l’avait montré à Simon Le Franc. Simon Le Franc n’a pas été content, et a pris le parti de s’en charger.
1 – Le maréchal de Richelieu. (G.A.)
2 – 4 février 1771. (G.A.)
3 – Pour Sabatier. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
1er de Mars 1773.
J’ai lu en mourant le petit livre de M. de Condorcet ; cela est aussi bon en son genre que les Éloges de Fontenelle ; il y a une philosophie plus noble et plus hardie, quoique modeste. M. de Condorcet est bien digne d’être votre ami. Le siècle avait besoin de vous deux.
Je vous supplie de vous efforcer de lire ma Réponse à l’avocat Lacroix, dans l’affaire de M. de Morangiés (1). Je me trouve, par une fatalité singulière, partie au procès. Décidez si je me suis défendu en honnête homme et en homme modéré.
Je serai mort ou guéri quand les Lois de Minos paraîtront. J’ose croire que vous ne serez pas mécontent de l’épître dédicatoire et du tour que j’ai pris.
Vous verrez que Raton y ronge quelques mailles pour Bertrand.
Soyez surtout bien sûr que Raton mourra digne de vous.
1 – Réponse à l’écrit d’un avocat. L’avocat était Linguet, et non Lacroix. Voyez l’Affaire Morangiés. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
27 de Mars 1773.
Mon très aimable Bertrand, votre lettre a bien attendri mon vieux cœur, qui, pour être vieux, n’en est pas plus dur. Je ne sais pas bien positivement si je suis encore en vie ; mais en cas que j’existe, c’est pour vous aimer.
Le gros Gabriel Cramer, pendant ma maladie, a imprimé un petit recueil dans lequel vous trouverez d’abord les Lois de Minos, précédées d’une épître dédicatoire ; et si la page 8 de cette épître dédicatoire ne vous plaît pas, je serai bien attrapé (1).
Je sais d’ailleurs que Raton aime Bertrand depuis trente ans, et que Bertrand pardonnera à une liaison de plus de cinquante.
Après la pièce sont des notes que probablement on ne réimprimera pas dans Paris, tant elles contiennent de vérités. Vous trouverez dans ce recueil la seule bonne édition de l’Épître à Horace, le Discours de l’avocat Belleguier, des réflexions sur le panégyrique de saint Louis (2), prononcé par l’abbé Maury, lesquelles ne sont pas à l’avantage des croisades.
Le Philosophe par Dumarsais (3), qui n’a jamais été imprimé jusqu’à présent, se trouve dans ce recueil.
Il y a deux lettres très importantes de l’impératrice de Russie sur les deux puissances (4).
Le principal ornement de cette collection est votre Dialogue entre Descartes et Christine. On y a fourré aussi la lettre du roi de Prusse, dont l’original est conservé dans les archives de l’Académie (5), et dont Cramer prétend qu’on a trouvé une copie dans les papiers de votre prédécesseur Duclos.
Presque toutes ces pièces sont accompagnées de remarques, dont quelques-unes sont assez curieuses.
J’oubliais de vous dire que, dans l’épître dédicatoire (6), M. de La Harpe est désigné comme le seul qui peut soutenir le théâtre français, et qui n’a éprouvé que persécutions et injustices pour tout encouragement.
Comment m’y prendrai-je pour vous faire parvenir ce petit paquet de facéties allobroges ? elles sont de contrebande, et moi aussi.
Si j’ai encore quelque temps à vivre, je le passerai à cultiver mon jardin. Il faut finir comme Candide, j’ai assez vécu comme lui. Ma grande consolation est que vous soutenez l’honneur de nos pauvres Welches, en quoi vous serez bien secondé par M. le marquis de Condorcet.
Adieu, mon philosophe très cher, et très nécessaire. Adieu ; vivez longtemps.
1 – Voyez, dans cette épître dédicatoire, l’alinéa commençant par ces mots : « C’est à vous de maintenir, etc. » (G.A.)
2 – Quelques petites hardiesses de M. Clair. Voyez OPUSCULES LITTÉRAIRES. (G.A.)
3 – Voyez dans les OPUSCULES LITTÉRAIRES. (G.A.)
4 – Celle du 11/22 auguste 1765, et celle du 29 juin (9 juillet) 1766. (G.A.)
5 – La lettre du roi de Prusse, envoyant sa souscription pour la statue de Voltaire. (G.A.)
6 – Des Lois de Minos. (G.A.)