CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 90

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 90

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DE D’ALEMBERT.

 

9 de Février 1773.

 

 

      Bertrand a reçu successivement, et avec une exactitude édifiante, tous les marrons que Raton a si délicatement tirés. Tous les Bertrands les croquent avec délices, et répètent en les croquant, Dieu bénisse Raton et ses pattes ! Les marmitons, qui avaient enterré les marrons afin de les garder pour eux, voudraient bien étrangler Raton ; mais Raton a tiré les marrons si proprement que les maîtres de la maison disent que Raton a bien fait, et se moquent des marmitons, qui en seront pour leurs marrons et leurs jurements.

 

      Il est venu à Bertrand une idée qu’il croit excellente, et qu’il soumet aux pattes de Raton. Bertrand a rêvé que je ne sais quelle académie ou université huguenote du Nord a proposé pour sujet d’un prix de philosophie, Non minus Deo quàm regibus infensa est ista quœ vocatur hodie theologia (1). D’après ce programme, voici le nouveau thème que Raton pourrait essayer, et que Bertrand lui propose en toute humilité.

 

      Première partie du thème. Cette, qu’on nomme aujourd’hui théologie, est ennemie des rois. Raton le prouvera, sans se répéter, en rappelant les histoires de Grégoire VII, d’Alexandre III, d’Innocent IV, de Jean XXII et compagnie. Cet article sera un excellent supplément au premier thème de Raton qui n’a parlé des théologiens dans sa diatribe que comme assassins des rois, et qui les présenterait à présent comme voulant les priver de leurs couronnes.

 

      Seconde partie du thème. Cette, qu’on nomme aujourd’hui théologie, est ennemie de Dieu, parce qu’elle en fait un être absurde, atroce, ridicule et odieux Oh ! le beau champ pour Raton que cette seconde partie, et les bons marrons à tirer et à croquer !

 

      Il ne faudrait pas oublier, si cela se pouvait faire délicatement, de joindre à la première partie un petit appendice ou postcript intéressant, sur le danger qu’il y a pour les États et les rois de souffrir que les prêtres fassent dans la nation un corps distingué, et qui ait le privilège de s’assembler régulièrement. Il faudrait faire sentir que la nation française est la seule qui ait permis cet abus ; qu’en Espagne où les évêques sont plus riches qu’en France, ils n’en sont pas moins les derniers polissons du royaume, parce qu’ils ne font point corps et n’ont point d’assemblées ; et qu’il en est de même dans les autres États de l’Europe, excepté chez les Welches.

 

      Allons, courage, mon cher Raton ; je ne sais si le cœur vous en dit comme à Bertran; mais ce gourmand de Bertrand sent déjà de loin l’odeur des marrons qui cuisent, comme M. Guillaume (2) sent qu’on apprête l’oie que Patelin lui a promise.

 

      Cependant, tout en croquant les marrons déjà tirés, et tout en encourageant Raton à en tirer d’autres, Bertrand serait presque tenté de le gronder de ce qu’il fait patte de velours au détestable marmiton Alcibiade (3), le vil et l’implacable ennemi des marrons, des Bertrands, des Ratons, et du Raton même qui ne devrait lui présenter la patte que pour l’égratigner. Il est vrai que le marmiton Alcibiade a plus la rage que le pouvoir de nuire, grâce au profond mépris dont il est couvert parmi les marmitons mêmes ; mais c’est une raison de plus pour que Raton ne lui laisse pas croire qu’on le craint, et encore moins pour qu’il le flatte. Après tout, Raton sert si bien les Bertrands, qu’il faut bien lui pardonner quelques complaisances pour les marmitons ; mais les Bertrands se croient obligés d’avertir Raton que ces complaisances sont en pure perte pour lui et pour la cause commune. Sur ce, Bertrand embrasse et remercie Raton de tout son cœur.

 

 

1 – Voyez les lettres précédentes.

 

2 – Dans l’Avocat Patelin. (G.A.)

 

3 – Richelieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

12 de Février 1773.

 

 

      Monsieur Bertrand, dans un très éloquent discours, parle de sa tombe ; c’est de trop bonne heure ; il m’a volé mon sujet, car je suis attaqué actuellement d’une strangurie violente qui pourrait bien mettre fin à tous mes tours de chat, tandis que vous ferez encore longtemps vos très beaux tours de singe.

 

       On nous annonce que Fréron vient de mourir (1). C’est une terrible perte pour les belles-lettres et pour la  probité. On dit que tous les écrivains des Charniers, et Clément à la tête, se disputent cette belle place. Elle n’en était point une, elle l’est devenue. La méchanceté l’a rendue très lucrative. J’imagine qu’il ne serait pas mal qu’on prévînt M. le chancelier : il ne voudra pas déshonorer à ce point la littérature. Je n’ose lui en écrire, parce que je l’ai déjà importuné au sujet de cette infâme édition du libraire Valade. Les gens en placer n’aiment pas qu’on les fatigue. L’étoile du Nord (2) n’est pas de ce caractère ; vous demandez si bien et si noblement, que probablement vous ne serez pas refusé deux fois.

 

       Vous croyez bien que j’ai vanté à cette étoile la noblesse de votre âme et de votre procédé (3) ; j’avais bien beau jeu ; et vous savez bien encore qu’elle n’a pas besoin qu’on lui fasse sentir tout ce qu’il y a de grand dans une telle démarche.

 

      Raton a un extrême besoin de savoir si Bertrand a reçu trois petits sacs de marrons, l’un venant de la cuisine de Marin ; l’autre, des offices de M. d’Ogny ; et le troisième, de la buvette de monsieur le procureur-général. On en fait cuire de nouveaux sous la braise.

 

      Je vous avais demandé si on pourrait avoir une adresse sûre pour M. de Condorcet ; cela était nécessaire ; mais ce qui est beaucoup plus nécessaire encore, c’est que ce pauvre Raton ne soit pas nommé. Vous ne sauriez croire à quel point ses pattes sentent le brûlé. Il est bien triste que ces deux bonnes gens ne puissent se trouver ensemble, et rire à leur aise du genre humain. RATON.

 

 

1 – C’était un faux bruit. Fréron n’est mort qu’en 1776. Voltaire a sans doute confondu Fréron avec Piron qui, en effet, venait de mourir. (G.A.)

 

2 – Catherine II. (G.A.)

 

3 – On n’a pas la lettre où Voltaire appuie la demande de d’Alembert. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

19 de Février 1773.

 

 

       Raton a donné tout ce qu’il avait de marrons, et on n’en fera plus rôtir que dans une assez grande poêle, où l’on fait cuire, dit-on, des choses de plus haut goût ; mais Raton n’a pas à présent envie de rire. Il est attaqué depuis quinze jours d’une strangurie avec la fièvre, et tous les ornements possibles qui décorent les gens dans cet état. Il est très affligé de l’aventure de la lettre lue si indiscrètement devant mademoiselle Raucourt (1). Il faut rendre justice. Celui à qui cette malheureuse lettre était écrite la donnait à lire, ne se souvenant plus de ce qu’elle contenait. Quand on fut à cet article fatal du pucelage, il voulut faire arrêter ; mais il n’en était plus temps. Il me le manda lui-même avec candeur. Je lui ai fourni un moyen de réparer sa faute : je ne sais si la multitude de ses occupations et de ses voyages lui en aura laissé le temps.

 

      Je suis bien embarrassé ; c’est une chose respectable qu’un attachement de plus de cinquante années, qui n’a jamais été refroidi un moment. Je lui dédiais même la véritable tragédie des Lois de Minos (2). Il était fait, sans doute, pour être le soutien des lettres ; son nom seul, et sa qualité de doyen de l’Académie, semblaient l’y engager. Que voulez-vous, il faut prendre ses amis avec leurs défauts. Ce n’est pas ainsi que je vous aime.

 

      Bonsoir. Je crois, Dieu me pardonne, que je me meurs véritablement. Je n’ai pas la force de répondre à M. de Condorcet, mais je suis enchanté d’une lettre charmante qu’il m’a écrite. RATON, couché dans son trou.

 

 

1 – Grimm raconte que Voltaire s’était avisé de mander à Richelieu (dans une lettre qu’on n’a plus) que la débutante mademoiselle Raucourt avait été la maîtresse d’un Génevois en Espagne. Le maréchal reçoit cette lettre à table, dans une maison où mademoiselle Raucourt dînait. Le marquis de Ximenès y était aussi. Le maréchal lui donne la lettre de Ferney à lire tout haut, sans l’avoir regardée, et le lecteur s’arrête trop tard. La belle Raucourt tombe évanouie dans les bras de sa mère. (G.A.)

 

2 – Voyez cette dédicace. (G.A.)

 

 

 

 

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