CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 81
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 7 d’octobre 1771.
Il n’est que trop vrai, mon cher maître, qu’il y a un arrêt du conseil (1) qui supprime le discours de La Harpe. Cet arrêt a été sollicité par l’archevêque de Paris et par l’archevêque de Reims (2). Ils voulaient d’abord faire condamner l’ouvrage par la Sorbonne, mais le syndic Riballier s’y est opposé ; il se souvient de l’affaire de Marmontel. L’Académie a fait ce qu’elle a pu pour empêcher cette suppression, ou du moins qu’elle ne se fît par un arrêt du conseil ; mais tout ce qu’elle a pu obtenir, encore avec beaucoup de peine, a été que l’arrêt ne serait ni crié ni affiché ; mais il est imprimé, et il a été donné, à l’Imprimerie royale, à ceux qui l’ont demandé. Vous noterez que, de tous nos confrères de Versailles, M. le prince Louis (3) est le seul qui ait servi l’Académie dans cette occasion : les autres ou n’ont rien dit, ou peut-être ont tâché de nuire. Voilà où nous en sommes. Cet arrêt nous enjoint de faire approuver désormais, comme autrefois, les discours des prix par deux docteurs de Sorbonne. Il y a quatre ans que nous avions cessé d’exiger cette approbation, par des raisons très raisonnables ; 1°/ parce que lorsqu’on annonça dans une assemblée publique que l’éloge de Charles V devait être ainsi approuvé, le public nous rit au nez, et nous le méritions bien ; 2°/ parce qu’il y a des éloges, comme celui de Molière, qui auraient rendu ridicule l’approbation de deux théologiens ; 3°/ parce qu’il y en a, comme ceux de Sully, de Colbert, où il faut parler d’autre chose que de théologie, et où l’approbation de deux docteurs de Sorbonne ne mettrait point l’Académie à couvert des tracasseries ; 4°/ enfin, parce que ces docteurs abusaient scandaleusement du droit d’effacer ce qu’il leur plaisait, témoin l’éloge de Charles V (4), dans lequel ils avaient effacé tout ce qui était contraire aux prétentions ultramontaines, à l’inquisition, etc. Il faudra pourtant désormais se soumettre à ce joug ; à la bonne heure. Je gémis, et je me tais. Si on vous envoie l’arrêt du conseil, vous verrez aisément que ceux qui l’ont rédigé n’avaient pas pris la peine de lire le discours de La Harpe. Je sais que plus d’un évêque désapprouve fort cette condamnation ; mais ils risqueraient trop à s’expliquer.
Nous sommes bienheureux, en cette circonstance, que le feu parlement n’existe plus ; car il n’aurait pas manqué de faire à cette occasion quelques nouvelles sottises.
Adieu, mon cher ami : j’ai le cœur navré de douleur.
1 –Arrêt du 21septembre. (G.A.)
2 – Christophe de Beaumont et La Roche-Aymon. (G.A.)
3 – Louis de Rohan. (G.A.)
4 – Cet éloge était encore de La Harpe. Voyez les lettres de d’Alembert des 14 et 21 juillet, et du 4 auguste 1767. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
19 d’Octobre 1711.
Mon cher et vrai philosophe, vous avez grand besoin de cette philosophie qui console le sage, qui rit des sots, qui méprise les fripons, et qui déteste les fanatiques. Je vois que, par tous les règlements qu’on a faits sur les blés, on a presque empêché les Welches de manger, et on s’efforce à présent de nous empêcher de penser. La persécution va jusqu’au ridicule, et c’est le partage des Welches que ce ridicule. Il y a une ligue formée contre le bon sens, ainsi que contre la liberté. Que vous reste-t-il pour votre consolation ? un petit nombre d’amis auxquels vous dites ce que vous pensez, quand les portes sont fermées. Si vous avez été en Russie, on vous y aurait vu honoré, respecté, et enrichi. Vous seriez, partout ailleurs qu’à Paris, l’ami des rois ou de ceux qui instruisent les rois ; et vous serez, chez vous, en butte aux bêtises d’un cuistre de Sorbonne, ou à l’insolence d’un commis. C’est dans de telles circonstances que le stoïcisme est bon à quelque chose :
Virtus, repulsæ nescia sordidæ.
Intaminatis fulget honoribus.
HOR., lib. III, od. II.
Qui prendrez-vous donc pour succéder à notre confrère le prince du sang ? Un philosophe nous serait plus utile qu’un prince ; mais où le trouver ? Gardez-vous bien de prendre un mauvais poète ; c’est la pire espèce de toutes et la plus méprisable. Ne pourrez-vous trouver dans Paris un homme libre qui ait du goût, de la littérature, et surtout cette honnête fierté qui ne craint ni les prêtres ni les commis ? Il faut se flatter que les nouveaux parlements seront, pendant quelques années, moins insolents et moins barbares que les anciens.
Voici de petites affaires parlementaires (1) que je vous envoie par un voyageur qui vous les rendra, pourvu qu’il ne soit pas fouillé aux portes.
Adieu, mon cher ami, mon cher philosophe ; je ne sais comment vous envoyer le six et le septième volume des Questions. Paris est une ville assiégée, où la nourriture de l’âme n’entre plus. Je finis, comme Candide, en cultivant mon jardin ; c’est le seul parti qu’il y ait à prendre.
Je vous embrasse bien tendrement.
1 – Voyez, plus loin, la lettre de d’Alembert du 18 novembre. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
14 de Novembre 1711.
Je vous ai écrit, mon cher philosophe, par monsieur Bacon, non pas Bacon de Vérulam, mais Bacon substitut du procureur-général, et pourtant philosophe.
J’ai demandé à Marin si je pouvais vous faire tenir par lui le six et le septième volume des rogatons alphabétiques (1), que je vous prie de mettre dans votre bibliothèque, sans avoir l’ennui de les lire ; il ne m’a pas répondu. Je vous les envoie par madame Legendre, sœur de M. Hénin, notre résident (2). Cela fera nombre parmi vos libres ; ce n’est qu’un hommage que je mets à vos pieds.
Il paraît un ouvrage très curieux et très bien fait, intitulé l’Histoire critique de Jésus-Christ (3). Il n’est pas difficile d’en avoir des exemplaires à Genève ; mais aussi il n’est pas aisé d’en faire passer en France. Dieu me préserve de servir à répandre cet ouvrage abominable, capable de dessécher toutes les semences de la religion chrétienne dans les consciences les plus timorées ! Je ne l’ai lu qu’avec une sainte horreur, et en faisant des signes de croix à chaque ligne.
Il paraît encore deux autres petits livres qui sont des canons de douze livres de balles, tandis que l’Histoire critique est une pièce de vingt-quatre. L’un est l’Examen des prophéties ; et l’autre, l’Esprit du judaïsme (4) On nous en fait craindre encore plusieurs autres de mois en mois. Belzébuth ne se lasse point de persécuter les fidèles. Nous touchons aux derniers temps sans doute.
L’expulsion des jésuites annonce la fin du monde, et nous allons voir incessamment paraître l’Antéchrist. Je me prépare pour cette grande révolution, puisque nous en avons déjà vu tant d’autres. En attendant, je vous embrasse le plus tendrement du monde, avec vénération et amour.
1 – Toujours les Questions sur l’Encyclopédie. (G.A.)
2 – A Genève. (G.A.)
3 – Par d’Holbach. (G.A.)
4 – Autres ouvrages de d’Holbach. (G.A.)