CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 79

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 79

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DE VOLTAIRE.

 

27 d’avril 1771.

 

 

      Je ne sais pas ce qui arrivera, mon cher ami, mais goûtons toujours le plaisir d’avoir vu chasser les jésuites, et d’avoir vu ensuite casser les assassins (1). « Et ego in interitu vestro ridebo vos et subsannabo, » dit la sainte Écriture (2).

 

      J’avais envoyé à la chambre syndicale, avec laquelle je n’ai pas grand commerce, trois volumes d’un livre nouveau qui m’est venu de Hollande, intitulé Questions sur l’Encyclopédie, adressés à M. Briasson, pour les remettre à M. le marquis de Condorcet. Je ne sais si M. Briasson m’a rendu ce petit service ; cela pouvait passer pourtant pour ma dernière volonté, car j’ai été très malade. Je crois avoir perdu entièrement les yeux, et je serai aveugle jusqu’à ce que je sois mort tout à fait.

 

      Je viens de voir, ou plutôt de me faire lire, dans le Journal encyclopédique, l’épître au roi de Danemark, non pas telle que vous l’avez, mais telle que je l’ai envoyée à ce monarque, avec un petit bout de lettre qui accompagnait l’envoi (3). Cela vient sûrement de Copenhague ; le mal est très médiocre.

 

      Pourriez-vous me dire quel est l’auteur d’un éloge de l’abbé Trublet, qui est dans le même Journal encyclopédique d’avril ? Ce journal-là ne vaut pas le Dictionnaire encyclopédique.

 

      Savez-vous qu’on a déjà imprimé quatre tomes du Dictionnaire d’Yverdun (4), où il y a plusieurs articles de M. de Lalande qui paraissent à la lettre A ? Mon état ne m’a pas permis de les lire.

 

      Voudriez-vous bien avoir la bonté de me mander si on a imprimé à Paris un recueil des ouvrages de M. de Mairan ?

 

      Je voulais écrire aujourd’hui à M. de Saint-Lambert, mais je ne sais si ma faiblesse me le permettra.

 

      Adieu, mon très cher philosophe, j’ai bien peur que la philosophie n’ait pas plus beau jeu que l’ancien parlement de Paris. Les adeptes font fort bien de se tenir tranquilles. Vous savez que j’applaudis au choix qu’on a fait de M. l’abbé Arnaud (5). Si ce n’est pas à moi que l’abbé Delille succède quelque jour (6), j’applaudirai aussi, car j’aime toujours les vers ; on meurt comme on a vécu.

 

 

1 – Les parlementaires. (G.A.)

 

2 – Proverbes, chap. I. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre à ce roi, du 15 janvier 1771. (G.A.)

 

4 – C’est l’Encyclopédie, dont Felice était l’éditeur. (G.A.)

 

5 – Comme membre de l’Académie française. (G.A.)

 

6 – Ce fut Ducis qui succéda à Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

14 de Juin.

 

 

      Je ne sais plus, mon très cher philosophe, comment faire pour vous envoyer le quatrième et le cinquième volume de ces Questions. Le paquet est tout prêt depuis près d’un mois, mais plus d’une route qui m'était ouverte auparavant m’est aujourd’hui bouchée.

 

      Je persiste toujours dans ma bonne volonté pour les assassins de Calas et du chevalier de La Barre. Quelque chose qu’il arrive, je ne crois pas qu’on voie de pareils cannibales dans la nature, sans quoi j’irais mourir auprès d’Azof (1), qu’on dit être un pays fort chaud, et où l’on m’assure qu’on est à l’abri du vent du nord, que je hais presque autant que les assassins en robe.

 

     Vous ne connaissiez pas sans doute la comédie de l’Homme dangereux (2), lorsque, sur son titre, l’on empêcha qu’on ne la jouât. Si vous l’aviez lue, vous auriez sollicité vivement sa représentation ; c’était le plus sûr moyen de dégoûter l’auteur du théâtre. Les trois volumes (3) qu’il a fait imprimer à Genève avec vos louanges, celles de Vernet, et même les miennes, se vendent aujourd’hui publiquement et encore plus rarement. Ils pourront avoir plus de débit à Paris, attendu qu’il y a environ quatre cents personnes d’outragées ; ce qui peut fournir environ huit cents lecteurs. Il est singulier que cet ouvrage soit permis, et que l’Encyclopédie soit défendue.

 

      Si vous voyez M. de Schomberg (4), je vous prie de lui dire combien je lui suis attaché, à lui et à ses anciens amis. Mais, pour mes assassins, je leur soutiendrai toujours qu’ils ont tort ; et je crois que dans le fond de son cœur, il sera de mon avis.

 

      J’ai pensé mourir hier : c’est un état qui n’est pas si désagréable qu’on le croit ; je souffrais beaucoup moins qu’à l’ordinaire. Portez-vous bien, mon cher ami ; la vie est horrible sans la santé ; mais, lorsqu’à la maladie il se joint une petite pointe de persécution, cet état n’est point plaisant.

 

      Ne m’oubliez pas auprès de M. de Condorcet. Soyez sûr que, tant que je vivrai, ma faculté de penser et de sentir, mon entéléchie sera entièrement à vous.

 

 

 

1 – Voyez la Correspondance avec Catherine II à cette époque. (G.A.)

 

2 – Par Palissot. On en a déjà parlé plus haut. (G.A.)

 

3 – Œuvres de Palissot, 1763. (G.A.)

 

4 – Il était de la société de mademoiselle de Lespinasse. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

8 de Juillet 1771.

 

 

      Comme je suis quinze-vingt, mon cher philosophe, et que je n’ai pas grand soin de mes papiers, j’ai perdu une lettre de M. de Condorcet, par laquelle il me donnait une adresse pour lui envoyer les quatrième et cinquième volumes des Questions. Je vous prie de me rafraîchir la mémoire de cette adresse, car ma mémoire ne vaut pas mieux que mes yeux.

 

      Il est fort à présumer, mon cher ami, que la philosophie sera peu respectée. Notre royaume n’est pas de ce monde. Cependant il est sûr qu’on tolérera votre grande Encyclopédie comme un objet de commerce et de finances. Messieurs les auteurs seront, dans cette occasion, protégés par messieurs les libraires ; et je crois que messieurs les libraires donnent quelque argent à messieurs les commis de la douane des pensées. Nous ne jouons pas un beau rôle. Notre consolation est d’écraser des pédants barbares qui nous ont persécutés. Ils sont plus maltraités que nous, mais c’est la consolation des damnés. Portez-vous bien et riez du monde entier ; c’est le parti le meilleur et le plus honnête.

 

      Je vous embrasse, mon cher ami, mais je ne peux pas rire pour le présent.

 

 

 

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