CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 76
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DE VOLTAIRE.
2 de Février 1771.
Mon très cher philosophe, c’est une consolation bien faible que les assassins du chevalier de La Barre (1) soient à leurs maisons de campagne ; mais nous ne pouvons pas espérer plus de justice dans ce monde.
Avez-vous entendu parler de ce nouveau législateur de la littérature, nommé Clément, qui juge à mort M. de Saint-Lambert et l’abbé Delille (2) ? J’ai lu cet animal, et me suis figuré que Messieurs auraient tous une pareille dose d’orgueil. Est-il vrai que ce maroufle a l’honneur d’être mis au Fort-l’Évêque ? J’admire ce ton décisif que prennent aujourd’hui tous les gredins de la littérature. Ce polisson, qui juge si impérieusement ses maîtres, présenta, il y a deux ans, une tragédie aux comédiens, qui ne purent en lire que deux actes. Ne pouvant parvenir à l’honneur d’être jugé, il s’est mis à juger les autres : c’était un petit élève de Fréron.
On me mande que M. de Mairan est fort malade (3) ; voilà une quatrième place à donner bientôt. La mienne fera la cinquième ; mais ne me donnez le nasillonneur ni pour confrère ni pour successeur.
Ne croyez pas un mot de tout ce que je vous disais dans mon dernier billet (4). Je parlais par économie (comme disent les pères de l’Église) (5). Si l’abbé Delille est un homme sociable, un philosophe, et un homme ferme, ne pouvez-vous pas l’acquérir ? Il mérite par son ouvrage cette réfutation de Clément ; mais il est de l’Université, et je crains toujours que ces gens-là ne soient des Riballier, des Cogé, des Tamponet.
Je vous demande en grâce, mon cher ami, de dire à M. de Condorcet combien je lui suis dévoué.
Je ne sais si madame Necker a reçu un paquet de ma part. Je vous envoie le premier volume des Questions : vous aurez ensuite le second, puis le troisième : je continuerai ainsi autant que je pourrai.
Pleurons sur Jérusalem, et soyons tranquilles. L’oncle et la nièce vous embrassent bien tendrement.
1 – Les parlementaires. (G.A.)
2 – Observations critiques sur la nouvelle traduction en vers français des Géorgiques de Virgile, et les poèmes des Saisons, de la Déclamation, et de la Peinture. (G.A.)
3 – Ce savant, ami de Voltaire, avait donné sa démission de membre de l’Académie des sciences, et était entré à l’Académie française. Il avait alors quatre-vingt-treize ans. (G.A.)
4 – On n’a pas ce billet. (G.A.)
5 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article ÉCONOMIE DE PAROLES. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
4 de Février 1771.
Je vous suis infiniment obligé, mon cher ami, de votre discours prononcé devant le roi de Danemark (1). Jamais vous n’avez rendu la philosophie plus respectable. Ce discours est un bien beau monument. Toutes les académies de l’Europe doivent vous en remercier.
Je n’ose encore vous envoyer ma facétie sur la liberté de la presse (2), que ce monarque établit si hardiment dans ses États. Figurez-vous que je n’ai pas encore eu le temps de la faire copier. Ma colonie, qu’il faut soutenir malgré l’orage qui l’a presque renversée (3), des occupations forcées, et mes maladies continuelles, ne m’ont pas laissé un moment dont je puisse disposer.
Je m’attendais bien que le maréchal de Richelieu se mettrait à la tête de la faction pour le nasillonneur. Il m’a fait entendre, dans une de ses lettres, qu’il aimait mieux me servir dans mes amours que dans mes aversions. Il a passé sa vie à me faire des plaisirs et des niches, à me caresser d’une main, et à me dévisager de l’autre ; c’est sa façon avec les deux sexes. Il faut prendre les gens comme ils sont. Je lui ai écrit pourtant, et j’avoue ma honte à M. Gaillard. J’espère qu’après tout notre homme trouvera à qui parler. Il ne fera qu’en rire ; mais tout en plaisantant, sa faction aura le dessous, et cela est fort amusant. Si je vis, je dirai deux mots à l’ami Lebeau (4) ; chaque chose vient en son temps.
Adieu, mon cher philosophe ; adieu, l’honneur des lettres. Madame Denis est enchantée, comme moi, de votre discours.
1 – Voyez la lettre de d’Alembert du 17 décembre 1768. Ce discours venait d’être imprimé. (G.A.)
2 – L’Épître au roi de Danemark. (G.A.)
3 – Le renvoi de Choiseul était préjudiciable à sa colonie. (G.A.)
4 – L’historien du Bas-Empire. (G.A.)