CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 75
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DE VOLTAIRE.
21 de Décembre 1770.
Cher et digne philosophe, c’est pour vous dire que je fais part à Thomas de la petite menace de l’infulatus de province. Je souhaite que cet auteur des Fétiches, petit persécuteur nasillonneur, n’ait point la place due aux La Harpe, aux Delille, aux Capperonnier, à Marin même, qui peut rendre des services aux gens de lettres mais tâchez que MM. Duclos, Thomas, Marmontel, Saurin, Voisenon, gardent le secret. J’ai écrit à M. d’Argental (1), et l’ai prié de parler à Foncemagne, comme je vous l’ai mandé, et même j’écrirai encore. Je crains bien que l’infulatus ne le sache et ne me joue un mauvais tour ; mais il faut savoir mourir pour la liberté. C’est une petite douceur de voir les assassins du chevalier de La Barre humiliés mais n’importe par qui nous soyons écrasés, nous le seront toujours.
Frédéric m’a écrit des vers à faire mourir de rire de la part du roi de la Chine.
Je vous prie de me mander ce que vous savez du roi de Danemark.
Puisque je suis en train de vous parler de rois, je vous avoue que Catau (2) me néglige fort, et que le grand-turc ne m’a pas écrit un mot ; vous voyez que je ne suis pas glorieux.
Je vous prie, mon très cher ami, quand vous n’aurez rien à faire, de m’écrire tout avec toute la liberté de votre sublime caractère. Envoyez vos lettres (et pour cause) chez Marin, secrétaire de la librairie, rue des Filles-Saint-Thomas, et mettez simplement pour adresse : à V…, à Ferney.
1 – Lettre du 19 décembre 1770. (G.A.)
2 – Catherine II. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 21 de décembre 1770.
J’étais bien sûr, mon cher maître, que l’archevêque de Toulouse n’était pas, à beaucoup près, aussi coupable qu’on l’avait fait. Voici ce qu’il écrit à une personne de ses amis et des miens. Son mandement n’a que quatre petites pages ; il ne parle que de l’ouvrage, et point du tout de l’auteur. L’abbé Audra aurait pu se l’épargner ; il avait d’abord donné de lui-même sa démission, et l’avait envoyée à l’archevêque, qui l’avait acceptée ; alors tout était fini, il n’y aurait eu ni mandement ni rien de semblable. Il a retiré cette démission ; l’archevêque lui a rendu sa parole comme il l’avait reçue, sans même s’être pressé d’en faire usage ; car s’il se fût pressé, l’abbé aurait pu avoir un successeur avant ses regrets. Cependant tout le monde était après l’archevêque le parlement voulait brûler le livre. Si l’auteur n’eût pas été professeur, l’archevêque se serait tu malgré les clameurs. L’abbé a voulu rester professeur, il a presque accusé un des grands-vicaires d’avoir approuvé le livre ; alors l’archevêque a été forcé de le condamner. L’abbé n’a pas mal pris le mandement, et a paru même fort content de n’y être ni nommé ni désigné. Quand l’archevêque a été de retour à Toulouse, il a vu l’abbé, et lui a dit qu’il était impossible que l’auteur d’un livre condamné comme irréligieux pût être professeur d’histoire et de religion ; qu’il lui conseillait de quitter, et qu’il tâcherait de lui procurer quelque dédommagement. L’abbé a refusé de quitter : il a répondu qu’il en appellerait au parlement, si on l’y forçait. L’archevêque lui dit qu’il ne s’y opposait pas, et qu’il s’en tiendrait là, si le parlement le renvoyait dans sa chaire, mais que l’abbé prît garde de s’exposer devant le parlement. Il y avait entre cette conversation et le mandement deux grands mois. Huit jours et plus se sont écoulés ; au bout de ces huit jours il lui a pris une fièvre maligne dont il est mort. Il se peut faire que le chagrin en soit la cause ; mais vous voyez que l’archevêque a fait tout ce qui était en lui pour l’adoucir et le lui épargner en partie ; il lui a même épargné dans le fait, à ce qu’il assure, d’autres désagréments qu’on avait voulu lui donner. L’abbé a forcé l’archevêque à donner son mandement, en manquant à sa parole, en retirant sa démission, en voulant compromettre un des grands-vicaires. L’archevêque, avant ce temps-là, avait résisté pour lui pendant un an aux clameurs du parlement, des évêques, de l’assemblée du clergé ; à la fin, on lui a forcé la main.
Vous voyez, par ce détail, mon cher maître, que l’archevêque de Toulouse n’a fait, à l’égard de l’abbé, que ce qu’il n’a pu se dispenser de faire. Vous pouvez être bien sûr qu’il ne persécutera jamais personne ; mais il est dans une place et dans une position où il n’est pas toujours le maître de s’abandonner tout à fait à son caractère et à ses principes également tolérants. Je l’avais vu moi-même avant qu’il partît pour Toulouse, et je puis bien vous assurer qu’il n’était rien moins que malintentionné pour l’abbé Audra. Ne vous laissez donc pas prévenir contre lui, et soyez sûr, encore une fois, que jamais la raison n’aura à s’en plaindre. Nous avons en lui un très bon confrère, qui sera certainement utile aux lettres et à la philosophie, pourvu que la philosophie ne lui lie pas les mains par un excès de licence, ou que le cri général ne l’oblige d’agir contre son gré.
Mais un confrère qu’il faut bien nous garder d’acquérir, c’est ce plat et ridicule président de Brosses, dont vous avez tant à vous plaindre. Vous feriez bien, je crois, d’écrire à ceux de nos confrères qui connaissent les égards qu’on vous doit, combien vous seriez offensé d’un pareil choix.
Foncemagne et l’archevêque de Lyon sont ses partisans zélés. Foncemagne n’a jamais eu à se plaindre de vous : au contraire. Pourquoi ne lui écririez-vous pas directement ? cette lettre pourrait le déterminer. Je ne vous dirai point d’écrire à l’archevêque de Lyon, qui est un janséniste hypocrite ; mais il pourrait gagner le duc de Nivernois, et vous feriez bien d’écrire à ce dernier, qui sûrement ne voudra pas vous déplaire. Quant à nos amis, qui sont au nombre de huit à dix, je vous en réponds. N’oubliez pas surtout d’écrire fortement à l’abbé de Voisenon, à qui d’ailleurs je parlerai, ainsi que Duclos, et à M. d’Argental, qui parlera à Foncemagne de son côté. M. Marin nous conviendrait certainement mieux que nous puissions réussir, et il ne faut pas le compromettre. Parmi les dix ou douze concurrents qui se présentent, et dont j’ai perdu le compte, il en est surtout deux qu’il nous importe d’écarter, et même de dégoûter pour toujours. Comme il y en a au moins un des deux qui pourra avoir beaucoup de voix, il faut nécessairement nous réunir pour quelque autre ; et, d’après les informations que j’ai prises, il ne serait pas possible, à ce que je vois, de nous réunir pour M. Marin. Je le verrai ce matin, et je lui parlerai sur ce sujet avec amitié et confiance.
Adieu, mon cher maître ; priez Dieu ne quid respublica detrimenti capiat, et ne négligez pas au moins d’écrire sur cet objet à tous les académiciens que vous en croirez dignes ; car il s’en faut de beaucoup qu’ils le soient tous. Vale et me ama.
Le roi de Prusse vient d’envoyer deux cents louis pour la statue, je l’apprends en ce moment.
DE VOLTAIRE.
28 de Décembre 1770.
Ah ! mon cher ami, mon cher philosophe, c’est une chose bien cruelle qu’un homme qui veut faire du bien soit obligé de faire du mal, parce qu’il est prêtre. Enfin l’abbé Audra en est mort, et c’est, je vous le jure, une très grande perte pour les gens de bien ; personne n’avait plus de zèle que lui pour la bonne cause.
Je passe le Rubicon pour chasser le nasillonneur délateur et persécuteur, et je déclare que je serai obligé de renoncer à ma place, si on lui en donne une. J’ai si peu de temps à vivre que je ne dois point craindre la guerre (1).
Vous me mandez que le roi de Prusse vient d’envoyer sa noble quote part pour la statue ; vous avez mis apparemment Prusse pour Danemark. La statue vous doit tout, à Copenhague comme à Berlin.
Messieurs ont donc résolu de ne point obtempérer (2). Les meurtriers du chevalier de La Barre ont donc pleuré. Quoi ! les bœufs-tigres pleurent ? On ne juge donc plus de procès ? les plaideurs seront réduits à la dure nécessité de s’accommoder sans frais ? Cependant la moitié de la France manque de pain (3).
Il faudra quelque jour que je vous envoie une Épître au roi de Danemark, afin qu’il fasse pendant avec le roi de la Chine. C’est un grand soulagement, en temps de famine, de faire des vers alexandrins.
Je vous prie, quand vous verrez madame Necker, de lui dire combien je lui suis attaché pour le reste de ma vie. Adieu, mon très cher confrère.
1 – M. Sainte-Beuve emploie le gros mot d’ignominie ! pour qualifier cette manœuvre. (G.A.)
2 – Le parlement avait cessé ses fonctions, sans donner sa démission. (G.A.)
3 – Il y avait, en effet, famine à cause de la liberté d’exporter les grains, disait-on. (G.A.)