CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 72
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 4 de décembre 1770.
Il y a dix jours, mon cher maître, que je suis ici ; j’y ai reçu trois de vos lettres, dont deux m’ont été renvoyées d’Aix et de Montpellier. J’y répondrai par ordre et en peu de mots, car il ne faut pas vous ennuyer de mon bavardage. Je ne doute point que Palissot ne soit à Genève pour y faire imprimer quelque satire contre la philosophie, et je lui dirai comme les gens du peuple : J’en retiens part ; tant ses satires me paraissent redoutables !
M. Dupaty était encore au secret quand j’ai repassé à Lyon ; j’appris hier qu’il était sorti de Pierre-Encise, et exilé à Roanne en Forez. On n’en fera pas autant au réquisitorien (1) que j’ai trouvé partout, à Lyon et à Montpellier, sans vouloir me rencontrer avec lui ; j’aurais pu lui dire, dans chaque ville où j’ai séjourné durant mon voyage :
Quoi ! Pyrrhus, je te rencontre encore !
Trouverai-je partout un maraud que j’abhorre !
RAC., Andr.
On prétend que, dans son discours des mercuriales, il a chanté la palinodie, et fait réparation d’honneur aux gens de lettres ; mais personne n’est tenté de l’en remercier, non plus qu’un barbet qu’on a rossé, et qui vient vous lécher les jambes.
Je ne chercherai point, mon cher ami, à me faire valoir auprès de vous, en vous laissant croire que j’ai écrit le premier au roi de Danemark. Il est très vrai que ce prince m’a prévenu, sans même que je l’eusse fait solliciter par personne ; mais il ne l’est pas moins que, durant son séjour à Paris, je lui ai parlé de vous avec les sentiments que vous m’avez depuis si longtemps inspirés. Il est encore plus vrai que je ne désespère pas d’obtenir pour cette statue d’autres souscriptions, qui peut-être vous flatteront encore davantage (2) ; mais ce projet n’est pas mûr encore, et je vous en rendrai compte dans quelques mois, si, comme je l’espère, il vient à bien. En attendant, ne parlez de ceci à personne.
J’ai prié un des amis intimes de l’archevêque de Toulouse, et des miens, de lui écrire au sujet des plaintes que vous en faites. Je vous demande en grâce, mon cher maître, de ne point précipiter votre jugement, et d’attendre sa réponse, dont je vous ferai part. Je gagerais cent contre un qu’on vous en a imposé, ou qu’on vous a du moins fort exagéré ses torts. Je connais trop sa façon de penser pour n’être pas sûr qu’il n’a fait en cette occasion que ce qu’il n’a pu absolument se dispenser de faire, et il y a sûrement bien loin de là à être déclamateur, persécuteur et assassin.
Nous avons, dites-vous, pour notre Église, l’empereur de la Chine, le roi de Prusse, la czarine, le roi de Danemark, etc. Hélas ! mon cher confrère, je vous répondrai par ces deux vers de votre charmante épître au roi de la chine :
Les biens sont loin de nous, et les maux sont ici ;
C’est de l’esprit français la devise éternelle.
Mon compagnon de voyage (3), qui regarde le temps où il a été chez vous comme un des plus heureux de sa vie, vous embrasse et vous aime de tout son cœur. Ma santé est passable ; j’espère que l’exercice et le régime achèveront de la rétablir. Vale et me ama.
Il y a apparence que M. Gaillard sera notre confrère. Votre recommandation n’est pas le moindre de ses titres.
1 – Toujours Séguier. (G.A.)
2 – D’Alembert croyait obtenir la souscription de Louis XV. (G.A.)
3 – Condorcet. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
10 de Décembre 1770.
Mon cher philosophe, mon cher ami, il est important que nous ayons, avec M. Gaillard, un littérateur, quel qu’il soit, attaché à l’Académie, philosophe et intrépide ennemi des cagots. On m’a parlé beaucoup de M. de Malesherbes.
On dit aussi que le président de Brosses se présente. Je sais qu’outre les Fétiches et les Terres australes, il a fait un livre sur les langues (1), dans lequel ce qu’il a pillé est assez bon, et ce qui est de lui détestable (2).
Je lui ai d’ailleurs envoyé une consultation de neuf avocats qui tous concluaient que je pouvais l’arguer de dol à son propre parlement (3). Il a eu un procédé bien vilain avec moi, et j’ai encore la lettre dans laquelle il m’écrit en mots couverts que, si je le poursuis, il pourra me dénoncer comme auteur d’ouvrages suspects que je n’ai certainement point faits (4). Je puis produire ces belles choses à l’Académie, et je ne crois pas qu’un tel homme vous convienne.
J’ignore s’il se présente quelque évêque ou quelques balayeurs du collège de Sorbonne. Si on veut un homme de lettres, il me semble qu’il en faut un qui puisse servir la littérature et l’Académie. Il n’y en a peut-être pas de plus propre à remplir ces deux objets que M. Marin (5) ; il a réussi dans quelques histoires bien écrites ; il a fait de jolis vers ; il a obligé tous les gens de lettres ; il est dans un âge et dans une place qui répondent de sa conduite voyez ce que vous pouvez faire. Je crois que de tous les littérateurs, c’est celui dont vous serez le plus content. Je devine très bien quelle est la souscription dont vous me parlez ; cela serait charmant. L’aventure de l’archevêque de Toulouse n’est que trop vraie, et vous ferez très bien de savoir s’il a eu des ordres supérieurs ; c’est un mystère qu’il faut absolument éclaircir.
Permettez-moi d’embrasser M. de Condorcet et vos autres amis.
1 – Du culte des dieux fétiches, ou Parallèle de l’ancienne idolâtrie avec celle des peuples de la Nigritie, 1760 ; Histoire des navigations aux terres australes, 1758 ; et Traité de la formation mécanique des langues, 1765. (G.A.)
2 – On trouve, dans les Causeries du lundi, de M. Sainte-Beuve, un bien long article sur cette petite intrigue académique, et sur la querelle de ménage qui s’était élevée quelques années auparavant entre Voltaire et le président de Brosses, à propos de la vente du château de Tournay. Il faut bien se garder d’adopter les conclusions sévères que M. Sainte-Beuve tire des faits qu’il expose en les grossissant. Les premières Causeries furent écrites au moment du coup d’État, et c’est dans la feuille du docteur Véron, le Constitutionnel, qu’elles virent le jour. Loin de se prononcer en faveur des libres penseurs, M. Sainte-Beuve se montrait alors peu bienveillant pour Voltaire, d’Alembert, Duclos, Helvétius, d’Holbach, qu’il traite de sectaires. (G.A.)
3 – Faux, dit sèchement M. Sainte Beuve. (G.A.)
4 – Faux, répète encore M. Sainte Beuve. (G.A.)
5 – Secrétaire-général de la librairie. (G.A.)