CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 70
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DE VOLTAIRE.
2 novembre 1770.
Mon cher philosophe, j'aurais bien embrassé votre voyageur qui m'apportait une lettre de vous, mais j'étais dans un accès violent des maux qui m'accablent sans cesse.
Un grand mal moral, qui pourra bien aller jusqu'au physique, c'est la publication du Système de la nature. Ce livre a rendu tous les philosophes exécrables aux yeux du roi et de toute la cour. M. Séguier, que j'ai vu, n'a rien fait que par un ordre exprès du roi. L'éditeur de ce fatal ouvrage a perdu la philosophie à jamais dans l'esprit de tous les magistrats et de tous les pères de famille, qui sentent combien l'athéisme peut être dangereux pour la société.
J'ignore si les Questions sur l'Encyclopédie oseront paraître. Les esprits sont tellement irrités qu'on prendra pour athée quiconque n'aura pas de foi à sainte Geneviève et à saint Janvier. En tout cas, voilà deux feuilles d'épreuves que je soumets à vos lumières. L'ouvrage, en général, est fort médiocre ; mais il y a des articles curieux.
Les progrès de l'impératrice, dont vous me parlez, augmentent tous les jours. Si son armée passe le Danube, je crois l'empire ottoman détruit, et l'Europe vengée (1).
Je vous embrasse de tout mon cœur, mon cher ami : les malades ne peuvent écrire de longues lettres.
Cependant encore un mot : je vous demande en grâce de me dire des nouvelles de la Le Rouge (2).
1 – Voyez la Correspondance avec Catherine II à cette époque. (G.A.)
2 – Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, article CRIMES : Questions si deux témoins suffisent pour faire pendre un homme. (G.A.)
DE VOLTAIRE.
5 de novembre 1770.
Mon cher et grand philosophe, mon cher ami, je m'anéantis petit à petit sans souffrir beaucoup. Il faut encore remercier la nature, quand on finit sans ces maladies intolérables qui rendent la mort de tant d'honnêtes gens si affreuse.
J'ai reçu vos deux lettres de Montpellier, qui m'ont servi de gouttes d'Angleterre. Il me paraît indubitable que c'est vous qui, de manière ou d'autre, m'avez joué le tour que me fait le roi de Danemark. Si ce n'est pas vous qui lui avez écrit, c'est vous qui lui avez parlé quand il était à Paris, et c'est à vous que je dois sa belle souscription pour la statue.
Nous avons pour nous, mon cher philosophe, toutes les puissances du Nord ; sed libera nos à domino méridiano. Le Midi est encore encroûté comme les soleils de Descartes ; ce ne sont pas des avocats-généraux de nos provinces méridionales dont je parle ; vous allez d'un M. Duché à un M. de Castilhon. Grenoble se vante de M. Servan ; il est impossible que la raison et la tolérance ne fassent de très grands progrès sous de tels maîtres. Paris n'aura qu'à rougir. Je respecte fort son parlement, mais il n'a personne à mettre à coté des hommes éclairés et éloquents dont je vous parle.
Je serai très vivement affligé, s'il est vrai que mon Alcibiade (1), dans sa vieillesse, persécute mon jeune Socrate (2) de Bordeaux. Ou je suis bien trompé, ou mon Socrate est un philosophe intrépide.
Vous me mandez qu'il est gai dans son château ; mais moi je m'attriste en songeant qu'il suffit d'une demi-feuille de papier pour ôter la liberté à un magistrat plein de vertu et de mérite ; mais, comme il n'en a pas fallu davantage à M. l'abbé Terray pour me ravir tout mon bien de patrimoine, j'admire le pouvoir de l'art d'écrire.
Je crois Palissot encore à Genève, et je suppose qu'il y fait imprimer un recueil de ses ouvrages ; il se pourrait bien faire que cette entreprise ne lui procurât ni gloire ni repos. Il veut à toute force se faire des ennemis célèbres, c'est un assez mauvais parti.
M. de Condorcet m'a écrit une lettre comme vous en écrivez, pleine d'esprit et d'agrément, et de bonté pour moi.
Je vous expliquerai, dans quelque temps, l'affaire dont il s'agit (3) avec M. de Castilhon ; elle peut être très glorieuse pour lui, et sûrement vous vous y intéresserez. Je ne puis actuellement entrer dans aucun détail ; cela serait peut-être un peu long, et je suis trop malade.
Madame Denis vous présente toujours ses regrets et à M. de Condorcet ; ainsi fais-je, et du fond de mon cœur ; mais il n'est pas juste que nous vous possédions seuls, oportet fruatur famâ sui.
1 – Richelieu. (G.A.)
2 – Dupaty (G.A.)
3 – Voltaire n'a plus reparlé de cette affaire. (G.A.)