CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 68
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DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 11 d'auguste 1770.
Je ne pus, mon cher maître, vous envoyer par le dernier courrier copie de ma lettre au roi de Prusse et de sa réponse. Je vous envoie l'une et l'autre par celui-ci. Personne au monde n'a copie de ces deux lettres que vous, très peu de personnes même connaissent la mienne ; mais je ferai lire celle du roi de Prusse à tout ce que je rencontrerai. Cependant je serais très fâché que cette lettre fût imprimée, le roi en serait peut-être mécontent ; et, en vérité, il se conduit trop dignement et trop noblement en cette occasion pour lui donner sujet de se plaindre. J'espère donc, mon cher et illustre ami, que vous vous contenterez de faire part de cette lettre à ceux qui désireront de la voir, sans souffrir qu'elle sorte de vos mains. Je serais infiniment affligé si elle paraissait sans le consentement du roi, et vous m'aimez trop pour vouloir me faire tant de mal. J'espère aussi que vous ne manquerez pas d'écrire au roi de Prusse ; son procédé me paraît digne de votre reconnaissance, de la mienne et de celle de tous les gens de lettres. Adieu, mon cher et ancien ami. Je regarde comme un des plus heureux événements de ma vie le bonheur que j'ai eu de réussir dans cette négociation.
J'espère vous embrasser avant la fin de septembre et vous dire encore une fois avant que de mourir combien je vous aime, je vous admire et je vous révère.
DE VOLTAIRE.
11 d'auguste 1770.
Mon cher philosophe, mon cher ami, vous êtes donc dégoûté de Paris ; car assurément on ne se porte pas mieux sur les bords du Tibre que sur ceux de la Seine. M. de Fontenelle, à qui vous tenez de fort près, a vécu cent ans, sans en avoir eu l'obligation à Rome ; mais enfin, ognuno faccia secundo il suo cervello.
Je souhaite que Denys (1) fasse ce que vous savez, mais je doute que le viatique soit assez fort pour vous procurer toutes les commodités et tous les agréments nécessaires pour un tel voyage ; et, si vous tombez malade en chemin, que deviendriez-vous ?
Ma philosophie est sensible ; je m'intéresse tendrement à vous ; je suis bien sûr que vous ne ferez rien sans avoir pris les mesures les plus justes.
Un de mes amis (2), qui n'est pas Denys, a fait imprimer une réponse fort honnête au Système de la nature ; je compte vous l'envoyer par la première poste. Il ne faudra vraiment pas l'envoyer à Denys ; il n'en serait pas content, non-seulement parce qu'il en a fait une qui est sans doute meilleure, mais par une autre raison.
On me mande que le ministère a donné quatre à cinq mille livres de rente à des gens de lettres sur l'évêché (3) de Fréron : cet homme, qui ne devrait être qu'évêque des champs (4), a donné vingt-quatre mille livres de rente pour dire des sottises !
Sæpè mihi dublam traxit sententia mentem,
Curarent superi terras, au nullus inesset
Rector, et incerto fluerent mortalia casu.
(CLAUD. I, in Ruff.)
Je vous embrasse du fond de mon cœur.
1 – Le roi de Prusse. (G.A.)
2 – Voltaire lui même. Il parle encore de sa brochure sur DIEU, que nous avons signalé plus haut. (G.A.)
3 – L'Année littéraire.
4 – On appelait évêque des champs, un pendu, parce qu'il donne, disait-on, la bénédiction avec les pieds. (G.A.)