CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 67

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 67

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 4 d'auguste 1770.

 

 

      Je n'ai point encore de réponse, mon cher et illustre maître, à la lettre très pressante que j'ai écrite au roi de Prusse le 7 de juillet dernier ; il faut cependant qu'elle ait produit son effet, car voici ce que M. de Catt, son secrétaire, m'écrit du 22 : « Le roi souscrira à ce que vous désirez ; quand il vous fera sa réponse, je vous l'enverrai. » Dès que j'aurai cette réponse, je ne perdrai pas un moment pour vous en instruire.

 

      J'ai une autre nouvelle à vous apprendre, c'est que vraisemblablement j'aurai bientôt le plaisir de vous embrasser. Tous mes amis me conseillent le voyage d'Italie pour rétablir ma tête ; j'y suis comme résolu, et ce voyage me fera, comme vous croyez bien, passer par Ferney, soit en allant, soit en revenant. La difficulté est d'avoir un compagnon de voyage ; car dans l'état où je suis, je ne voudrais pas aller seul. Une autre difficulté encore plus grande, c'est l'argent, que je n'ai pas. Beaucoup d'amis m'en offrent, mais je ne serais pas en état de le rendre, et je ne veux l'aumône de personne. J'ai pris le parti d'écrire, il y a huit jours, au roi de Prusse, qui m'avait déjà offert, il y a sept ans, quand j'étais chez lui, les secours nécessaires pour ce voyage, que je me proposais alors de faire. J'attends sa réponse, ainsi que celle d'un ami (1) à qui j'ai proposé de m'accompagner, et pour lors je vous écrirai ma dernière résolution.

 

      Jean-Jacques est un méchant fou et un plat charlatan ; mais ce fou et ce charlatan a des partisans zélés. C'est sans doute tant pis pour eux. Cependant je veux éviter, si je puis, et les noirceurs de Rousseau et le mal que ses partisans me pourraient faire. Ainsi je n'aurai, ni de près ni de loin, ni en bien ni en mal, aucune relation avec ce Diogène. Ne trouvez-vous pas bien étonnant que depuis un mois il aille tête levée dans Paris, avec un décret de prise de corps ? Cela n'est peut-être jamais arrivé qu'à lui ; et cela seul prouve à quel point il est protégé (2),

 

      Je vous ai déjà mandé mon sentiment sur le Système de la nature ; non, en métaphysique, ne me paraît guère plus sage que oui ; non liquet est la seule réponse raisonnable à presque tout. D'ailleurs, indépendamment de l'incertitude de la matière, je ne sais si on fait bien d'attaquer directement et ouvertement certains points auxquels il serait peut-être mieux de ne pas toucher. J'ai reçu l'écrit du roi de Prusse, et je lui ai fait part de mes réflexions sur ces objets grands ou petits : grands par l'idée que nous y attachons, petits par le peu d'utilité dont ils sont pour nous, comme le prouve leur obscurité même. L'essentiel serait de se bien porter, soit en ce monde, soit en l'autre ; mais hoc opus, hie labor est. Adieu, mon cher ami ; je me fais d'avance un plaisir de l'espérance de vous embrasser encore.

 

 

 

 

1 – Condorcet. (G.A.)

 

2 – Voltaire donne à sous-entendre qu'on ne lui accordait pas la même faveur, quoiqu'il ne fût pas décrété de prise de corps, ni même proscrit dans les formes. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 9 d'auguste.

 

 

      Je ne perds pas un moment, mon cher et illustre ami, pour vous apprendre que je reçois à l'instant même la réponse du roi de Prusse (1) ; non seulement il souscrira et ne refusera rien, dit-il, pour cette statue, mais la grâce qu'il y met est mille fois plus flatteuse pour vous que sa souscription même ; la manière dont il parle de vous, quoique juste, mérite, j'ose le dire, toute votre reconnaissance ; je voudrais que cette lettre pût être gravée au bas de votre statue ; je voudrais vous envoyer copie de cette lettre, ainsi que de la mienne ; bien entendu que ni l'une ni l'autre ne sortiront de vos mains ; mais le courrier presse en ce moment et je ne veux pas différer votre plaisir. Adieu, mon cher ami ; j'espère toujours vous embrasser ; j'espère aussi que le même prince qui souscrit si dignement et si noblement pour votre statue me mettra en état de faire ce voyage d'Italie, si indispensable pour ma santé. Je vous embrasse de tout mon cœur. Adieu, adieu ; il est bien juste que la philosophie et les lettres aient quelques consolations, au milieu des persécutions qu'elles souffrent. Vale, vale. Tuus ex animo.

 

 

 

 

1 – Voyez, ci-dessous, la lettre du roi de Prusse parue dans le Commentaire historique :

 

 

Le roi de Prusse, en qualité d’homme de lettres, et ayant assurément plus que personne droit à ce titre et à celui d’homme de génie, écrivit au célèbre M. d’Alembert, et voulut être des premiers à souscrire. Sa lettre, du 28 Juillet 1770, est consignée dans les archives de l’Académie :

 

 

      « Le plus beau monument de Voltaire est celui qu’il s’est érigé lui-même : ses ouvrages. Ils subsisteront plus longtemps que la basilique de Saint-Pierre, le Louvre, et tous ces bâtiments que la vanité consacre à l’éternité. On ne parlera plus français que Voltaire sera encore traduit dans la langue qui lui aura succédé. Cependant, rempli du plaisir que m’ont fait ses productions si variées, et chacune si parfaites en son genre, je ne pourrais sans ingratitude me refuser à la proposition que vous me faites de contribuer au monument que lui élève la reconnaissance publique. Vous n’avez qu’à m’informer de ce qu’on exige de ma part, je ne refuserai rien pour cette statue, plus glorieuse pour les gens de lettres qui la lui consacrent, que pour Voltaire même. On dira que dans ce dix-huitième siècle, où tant de gens de lettres se déchiraient par envie, il s’en est trouvé d’assez nobles, d’assez généreux, pour rendre justice à un homme doué de génie et de talents supérieurs à tous les siècles, que nous avons mérité de posséder Voltaire : et la postérité la plus reculée nous enviera encore cet avantage.

 

      Distinguer les hommes célèbres, rendre justice au mérite, c’est encourager les talents et la vertu ; c’est la seule récompense des belles âmes ; elle est bien due à tous ceux qui cultivent supérieurement les lettres ; elles nous procurent les plaisirs de l’esprit, plus durables que ceux du corps ; elles adoucissent les mœurs les plus féroces ; elles répandent leur charme sur tout le cours de la vie ; elles rendent notre existence supportable, et la mort moins affreuse. Continuez donc, messieurs, de protéger et de célébrer ceux qui s’y appliquent, et qui ont le bonheur, en France, d’y réussir : ce sera ce que vous pourrez faire de plus glorieux pour votre nation, et qui obtiendra grâce du siècle futur pour quelques autres Welches et Hérules qui pourraient flétrir votre patrie.

 

      Adieu, mon cher d’Alembert, portez-vous bien, jusqu’à ce qu’à votre tour votre statue vous soit élevée. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde. FÉDÉRIC.

 

 

Le roi

 

 

 

 

 

 

 

 

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