CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 61
Photo de PAPAPOUSS
DE VOLTAIRE.
A Ferney, 27 d'avril 1770.
Il n'y a pas d'apparence, mon cher philosophe, mon cher ami, que ce soit à Voltaire vivant (1) ; ce sera à Voltaire mourant, car je n'en puis plus, et depuis quelques jours je sens que je suis au bout de mon écheveau. Je me regarde, dans votre entreprise illustre, comme votre prête-nom. On veut dresser un monument contre le fanatisme, contre la persécution ; c'était vous, c'était Diderot qu'il fallait mettre là ; je me tiens pierre d'attente.
N'allez pas, au reste, y mettre une barbe de capucin ; car tout capucin que je suis, je n'en porte point la barbe.
Il ne serait pas mal que Frédéric se mît au rang des souscripteurs ; cela épargnerait de l'argent à des gens de lettres trop généreux qui n'en ont guère. Il me doit cette réparation, et vous êtes le seul qui soyez à portée de lui proposer cette bonne œuvre philosophique. Il vous a envoyé sans doute le petit ouvrage (2) qu'il a composé en dernier lieu, dans le goût de Marc-Aurèle, pendant qu'il avait la goutte : cela sent encore plus son Frédéric que son Marc-Aurèle.
Je vous suis très obligé de l'article de M. Duclos. Je vous supplie de l'en bien remercier : il est clair, par ce nom même d'Audouer, qui est actuellement en fuite, qu'il y a beaucoup de turpitude dans cette affaire. On m'assure que Fréron jouait alors le rôle d'espion à Rennes, et qu'il l'est à Paris ; voilà la source cachée de la protection qu'il obtient. L'anecdote de la chaîne, dont maître Aliboron tenait le bout, est curieuse, et tout à fait digne de ceux qui protègent ce maraud. Il est plaisant que certain libraire (3) ait l'honneur d'être lié avec vous et avec M Diderot, après avoir imprimé tant de sottises atroces contre vous deux, dans les ordures de ce folliculaire. Il a eu même la bêtise d'imaginer d'en faire une édition nouvelle par souscription : l'excès de ce ridicule l'a couvert de honte. J'ai peur qu'il ne fasse une mauvaise fin.
Il est vrai que les feuilles de maître Aliboron eurent d'abord un cours prodigieux, et furent l'école de tous les petits provinciaux ; mais cela est tombé au fond de la bourbe du fleuve de l'oubli avec les ouvrages extravagants de Jean-Jacques, qui vaut pourtant beaucoup mieux que lui.
Adieu, mon digne et illustre ami ; et si mon mal de poitrine augmente, adieu pour toujours.
1 – Voltaire répond ici à une lettre de d'Alembert qui est perdue. Celui-ci annonçait au patriarche que les gens de lettres avaient résolu de lui élever, de son vivant, une statue. (G.A.)
2 – Dialogue de morale à l'usage de la jeune noblesse. (G.A.)
3 – Panckoucke. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 30 de mai 1770.
C'est M. Pigalle qui vous remettra lui-même cette lettre, mon cher et illustre maître. Vous savez déjà pourquoi il vient à Ferney, et vous le recevrez comme Virgile aurait reçu Phidias, si Phidias avait vécu du temps de Virgile, et qu'il eût été envoyé par les Romains pour leur conserver les traits du plus illustre de leurs compatriotes. Avec quel tendre respect la postérité n'aurait-elle pas vu un pareil monument, s'il avait pu exister ? Elle aura, mon cher et illustre maître, le même sentiment pour le vôtre. Vous avez beau dire que vous n'avez plus de visage à offrir à M. Pigalle ; le génie, tant qu'il respire, a toujours un visage que le génie, son confrère, sait bien trouver ; et M. Pigalle prendra, dans les deux escarboucles dont la nature vous a fait des yeux, le feu dont il animera ceux de votre statue.Je ne saurais vous dire, mon cher et respectable confrère, combien M. Pigalle est flatté du choix qui a été fait de lui pour ériger ce monument à votre gloire, à la sienne, et à celle de la nation française. Ce sentiment seul le rend aussi digne de votre amitié, qu'il l'est déjà de votre estime. C'est le plus célèbre de nos artistes qui vient, avec enthousiasme, pour transmettre aux siècles futurs la physionomie et l'âme de l'homme le plus célèbre de notre siècle, et, ce qui doit encore plus toucher votre cœur, qui vient de la part de vos admirateurs et de vos amis, pour éterniser sur le marbre leur attachement et leur admiration pour vous. Avec tant de titres pour être bien reçu, M. Pigalle n'a pas besoin de recommandation ; cependant il a désiré que je lui donnasse pour vous une lettre dont il est si fort en droit de se passer ; mais ce désir même est une preuve de sa modestie, et par conséquent un nouveau titre pour lui auprès de vous. Adieu, mon cher et illustre et ancien ami ; renvoyez-nous M. Pigalle le plus tôt que vous pourrez ; car nous sommes pressés de jouir de son ouvrage. Je ne vous dis rien de moi, sinon que je suis toujours imbécile ; mais cet imbécile vous aimera, vous respectera, et vous admirera tant qu'il lui restera quelque faible étincelle de ce bon ou mauvais présent appelé raison, que la nature nous a fait. Je vous embrasse de tout mon cœur.
P.S. - Un très grand nombre de gens de lettres a déjà contribué, et un plus grand nombre a promis d'imiter leur exemple. M. le maréchal de Richelieu et plusieurs personnes de la cour ont contribué aussi ; M. le duc de Choiseul et beaucoup d'autres promettent de s'y joindre. Je ne doute pas que plus d'un prince étranger n'en fît autant, si vos compatriotes n'étaient jaloux d'être seuls ; cependant ils feraient volontiers à votre gloire le sacrifice de leur délicatesse. Adieu, adieu.