CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 60

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 60

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DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, le 26 de mars 1770.

 

 

      Mon cher et illustre ami, je pourrais vous dire comme Agrippine :

 

 

Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste.

 

(RACINE. Brit., acte I.)

 

 

      Je sais que la personne dont vous me parlez fait profession de haine pour la philosophie et les lettres ; je ne sais pas non plus si l'État a plus à s'en louer que la philosophie ; mais je lui reconnais des qualités très louables, et je sais qu'en particulier vous avez à vous en louer beaucoup. Je trouve seulement que son éloge eût été mieux placé dans cent autres endroits du Dictionnaire qu'il ne l'est à la première page, et à propos de la lettre A. A l'égard du contrôleur-général, que Dieu absolve ! Il me fait aussi perdre à moi environ cinq à six cents livres, et c'est le denier de la veuve. Jusqu'à présent nous voyons comment il sais prendre ; le temps nous fera voir comment il saura payer. Tout mis en balance, la personne que vous louez me paraît en effet la plus louable de ses semblables (1) ; vous en avez loué d'autres qui assurément le méritaient moins, et dont vous n'avez pas eu depuis à vous louer beaucoup.

 

       A l'égard de notre petite controverse poétique et grammaticale, je conviens d'abord que françois est absurde et que français est plus raisonnables ; mais pourquoi employer deux lettres ai pour marquer un son simple comme celui de l'e dans procès ? La raison de l'étymologie me paraît faible, car il y a mille autres mots où l'orthographe fait faux bond à l'étymologie, et avec raison, parce que la première règle, et la seule raisonnable, est d'écrire comme on prononce : les Italiens nous en donnent l'exemple, et nous devrions le suivre.

 

       Mon oreille est assurément la très humble servante de la vôtre ; mais immolée à mes yeux me paraît plus dur qu'immolé à mes yeux, par la raison même que vous apportez du contraire, celle de la prolongation de la voyelle. Croyez-vous d'ailleurs que la hauteur, un héros, tout le camp ennemi, et

 

 

Disperse tout son camp à l'aspect de Jéhu.

 

(RACINE., Ath., acte I.)

 

 

mille autres heurtements semblables, ne soient pas plus écorchants qu'une simple rencontre de voyelles que nos règles interdisent ? Ces règles vous paraissent-elles bien conséquentes ? Je conviens qu'il alla à Arles est affreux ; mais je voudrais qu'on ne fît pas plus de grâce aux autres heurtements que j'ai cités, et qui me paraissent comme ces grands seigneurs qui ne se sont respecter qu'à force de morgue.

 

       Vous ne savez donc pas que notre secrétaire Duclos est absent depuis trois semaines ? On prétend qu'il est allé négocier avec M. de La Chalotais (2) ; on assure même que sa négociation n'a pas réussi : je n'en sais pas plus là-dessus que le public, qui pourrait bien n'en rien savoir. Dès que Duclos sera de retour, je lui donnerai votre mémoire ; au reste, je vous avertis que l'homme qui bat sa femme et qui est espion de la police est protégé au delà de tout ce que vous pouvez croire, et que la personne de France (3) la plus respectable après le maître lui a sauvé, en dernier lieu, le For-Lévêque, ou Fort-l'Evêque, qu'il avait mérité, pour je ne sais quelle impertinence nouvelle.

 

      Priez Dieu pour l'âme de l'archidiacre Trublet, mort à Saint-Malo le 14, après avoir porté l'aumusse pendant quatre ans avec grande édification. Son Journal chrétien a dû lui faire ouvrir les deux battants du paradis. J'espère que nous aurons Saint-Lambert à sa place, et qu'il pourra nous consoler de cette perte.

 

      Priez Dieu surtout, mon cher ami, pour ma pauvre tête, car je n'en ai plus ; il ne me reste qu'un cœur pour vous aimer, et une plume pour vous le dire.

 

 

 

1 – C'est-à-dire, Choiseul est le plus louable des ministres, ou des courtisans. (G.A.)

 

2 – Alors exilé à Saintes. Duclos était son ami, et le chancelier l'avait envoyé faire au magistrat des propositions d'accommodement, que celui-ci ne voulut pas même entendre. (G.A.)

 

3 – Toujours Choiseul. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, le 12 d'avril 1770.

 

      M. Duclos est arrivé, il y a dix ou douze jours, mon cher et illustre maître. Je n'ai rien eu de plus pressé que de lui donner le mémoire sur le sieur Royou. Il m'a demandé un peu de temps pour faire des informations ; et c'est ce qui a retardé tant soit peu la réponse que je vous dois à ce sujet. Il s'est donc informé à différentes personnes de Bretagne, qui sont à Paris, et qui lui ont toutes assuré que ce Royou est à la vérité un homme de beaucoup d'esprit, mais un très mauvais sujet. On a dû écrire, il y a quelques jours, en Bretagne, pour avoir plus de détails, et on attend la réponse, dont je ne manquerai pas de vous faire part. En attendant, M. Duclos, qui me charge de vous faire mille compliments et remerciements de votre confiance, vous exhorte à aller, comme on dit, bride en main, et à ne pas vous intéresser pour ce Royou, avant que de savoir s'il en est digne.

 

      Vous n'ignorez pas, sans doute, que notre confrère était allé à Saintes, pour négocier avec M. de La Chalotais, qui n'a voulu entendre à rien, et qui ne demande qu'à être jugé et à retourner à ses fonctions. Voilà l'affaire de M. le duc d'Aiguillon entamée ; elle pourrait devenir très sérieuse ; mais elle pourrait bien aussi n'aboutir à rien, comme il n'arrive que trop dans ce drôle de pays.

 

        Le libraire Panckouke, qui voit toujours ses cent mille écus en l'air, par la déconfiture de l'Encyclopédie, se propose d'aller incessamment vous rendre ses hommages. C'est un honnête garçon dont je crois que vous serez content, quoiqu'il ait fait, pendant quelque temps, comme vous le lui avez dit, la litière de maître Aliboron (1), qui même lui doit encore beaucoup d'argent.

 

      Nous attendons de belles fêtes qui seront, à ce qu'on dit, magnifiques ; en attendant, nous n'avons pas le sol ou le sou ; nous danserons bien, et nous rirons tant bien que mal ; mais nous mourrons de faim. Quant à moi, j'ai toujours assez peu d'envie de rire, attendu mon imbécillité, qui continue ; mais cette imbécillité ne m'empêchera pas de vous chérir et de vous honorer comme je le dois.

 

 

 

1 – Voyez la lettre à Panckouke, libraire de l'Année littéraire, 24 mai 1764. (G.A.)

 

 

 

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