CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 59
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DE VOLTAIRE.
19 de mars 1770.
Mon cher philosophe, mon cher ami, vous êtes assurément fort modeste, car vous traitez bien mal vos panégyristes, qui n'ont entrepris cet ouvrage que pour vous rendre hommage.
Si l'imprimeur a mis 3 pour 7, cela se corrigera aisément.
Vous avez toujours sur le bout du nez un certain homme (1). Le contrôleur-général vient de me prendre deux cent mille francs (2) , seul bien libre que j'avais, et dont je pusse disposer; de sorte que, s'il ne me les rend point, je n'ai pas de quoi récompenser mes domestiques après ma mort (3), L'autre, au contraire, m'a accordé sur-le-champ toutes les grâces que je lui ai demandées, places, argent, honneurs, et je ne lui ai jamais rien demandé pour moi. Vous devriez me mépriser si je ne l'aimais pas.
Il me paraît que français doit avoir la préférence sur francès : 1° parce que dans plusieurs livres nouveaux on emploie français et non pas francès ; 2° parce qu'on doit écrire : je fais, tu fais, il fait, et non pas je fès, tu fès, il fêt ; 3° parce que la diphtongue ai indique bien plus sûrement la prononciation qu'un accent qu'on peut mettre de travers, qu'on peut oublier, et que les provinciaux prononcent toujours mal ;
4° Parce que la diphtongue ai a bien plus d'analogie avec tous les mots où elle est employée ;
5° Parce qu'elle montre mieux l'étymologie. Je fais, facio ; je plais, placeo ; je tais, taceo. Vous voyez qu'il y a toujours un a dans le latin.
Je fais une grande différence entre les bâillements des voyelles au milieu des mots, et les bâillements entre les mots, parce que les syllabes d'un mot se prononcent tout de suite, et qu'on très souvent, dans le discours soutenu, séparer un peu les mots les uns des autres.
Je fais encore une grande différence entre le concours des voyelles et le heurtement des voyelles. Il y a longtemps que je vous aime : cet il y a est fort doux ; il alla à Arles est un heurtement affreux.
Nous avons voyelle qui entre, et voyelle qui n'entre point. Je dirais hardiment dans une comédie de bas comique : il y a plus d'un mois que je ne vous ai vu.
Je n'aime point un verbe en monosyllabe. Nos barbares de Welches ont fait il a d'habet.
L'abbé Audra a à Toulouse un, etc.
J'avoue qu'il y a un peu d'arbitraire dans mon euphonie ; chacun a l'oreille faite comme il peut.
Un e ne me paraît point choquer un e, comme a choque un a.
Immolée à mon père n'écorche point mon oreille, parce que les deux e font une syllabe longue. Immolé à mon père m'écorche, parce qu'é est bref. Je peux avoir tort en voyelles et en consonnes ; mais je crois que si les vers des Quatre saisons et de la Religieuse flattent mon oreille, et si tant d'autres vers la déchirent, c'est que MM. de Saint-Lambert et de La Harpe ont senti comme je sens.
Je vous demande très humblement pardon de toutes ces pauvretés ; elles sont au-dessous de vous, je le sais bien ; il ne faut pas parler d' a b c à Newton. J'espère qu'il y aura quelques articles plus amusants pour votre imbécillité. Vous êtes imbécile, à ce que je vois, comme Archimède et Tacite, quand ils étaient las de travailler.
Ne m'oubliez pas auprès de M. de Saint-Lambert. Madame Denis et moi nous vous embrassons de tout notre cœur. V.
Voici une affaire qui n'est pas de grammaire : je vous prie instamment d'en conférer avec M. Duclos.
Vous me demandez ce que je pense de la Religieuse, des Géorgiques et de l'Exportation des blés.
Je dis anathème à quiconque ne pleurera pas en lisant la Religieuse ;
A quiconque ne rira pas des facéties de Galiani, lequel pourrait bien avoir raison sous le masque ;
Et à quiconque ne sera pas charmé de voir Virgile traduit mot à mot avec élégance.
Puisque je suis en train d'excommunier, et que c'est mon droit, en qualité de capucin, j'excommunie aussi les gens sans goût et sans connaissance de la campagne, qui n'aiment pas les Quatre saisons de M. de Saint-Lambert.
Bonsoir, mon cher philosophe ; je suis bien malade, mais je prends cela de la part d'où ça vient.
Mémoire sur lequel M. Duclos est prié de dire son avis,
et d'agit selon son cœur et sa prudence.
Le sieur Royou (4), avocat au parlement de Rennes, me mande de Londres, où il est réfugié, que le nommé Fréron, ayant épousé sa sœur depuis trois ans, a dissipé sa dot en débauche, et fait coucher sa femme sur la paille, qu'il la maltraite indignement, etc. ;
Qu'étant venu à Paris pour y mettre ordre, Fréron l'a accusé d'un commerce secret avec M. de La Chalotais, et a obtenu une lettre de cachet contre lui ; que Fréron a conduit lui-même les archers dans son auberge, et lui a fait mettre les fers aux pieds et aux mains. N.B. Fréron tenait le bout de la chaîne ;
Que par un hasard singulier, le sieur Royou s'est échappé de sa prison ; que Fréron a servi, pendant six mois, d'espion à Rennes ; qu'il a depuis été espion de la police, et que c'est la seule chose qui l'a soutenu ;
Qu'on peut s'informer de toutes les particularités de cette affaire au sieur Royou, père du déposant, lequel demeure à Quimper-Corentin ; à M. Dupont, conseiller au parlement de Rennes;à M. Duparc, professeur royal en droit français, à Rennes ; à M. Chapelier (5), doyen des avocats, à Rennes.
La personne à qui le fugitif s'est adressé ne fera rien sans que M. Duclos ait pris des informations, qu'il ait donné son avis, et accordé sa protection au sieur Royou.
1 – Le duc de Choiseul. (G.A.)
2 – En suspendant le paiement des rescriptions. Voyez les Stances à Saurin. (G.A.)
3 – Presque toute la fortune de Voltaire était placée en rentes viagères. (G.A.)
4 – Né en 1745, mort en 1828. C'est le frère de l'abbé Royou, rédacteur de l'Ami du Roi sous la Révolution. Il collabora aussi à cette feuille royaliste . (G.A.)
5 – Père du député de ce nom à la Constituante. (G.A.)