CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 57

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 57

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

DE D’ALEMBERT.

 

A Paris, ce 22 de février 1770.

 

 

      Que vous êtes heureux, mon cher et illustre maître, de pouvoir, à votre âge de soixante et seize ans, vous occuper encore plusieurs heures par jour ! Pour moi, je suis obligé depuis six semaines de renoncer à toute espèce de travail, grâce à une faiblesse de tête qui me permet à peine de vous écrire. Elle me tourne presque autant qu'au nouveau contrôleur-général, dont vous aurez appris les belles opérations, et aux pauvres libraires de l'Encyclopédie, dont vous aurez appris la déconfiture. Je voudrais bien aller partager votre solitude ; mais je ne puis, dans l'état où je suis, m'exposer à changer de place, quoique je ne me trouve pas trop bien à la mienne.

 

      Vous n'êtes que trop bien informé de l'affaire de Martin ; il est très vrai que le procureur-général travaille à réhabiliter sa mémoire : cela fera grand bien au pauvre roué et à sa malheureuse famille dispersée et sans pain. En vérité notre jurisprudence criminelle est le chef d'œuvre de l'atrocité et de la bêtise. A propos, on dit que les Sirven ont été déclarés innocents au parlement de Toulouse ; on ajoute que la tragédie des Guèbres a été ou doit être représentée sur le théâtre de cette ville. C'est ici le cas des poltrons révoltés, et on pourrait dire :

 

Quid domini facient, audent quum talia fures ?

 

(VIRG., Egl III.)

 

 

      Connaissez-vous le nouvel ouvrage de La Harpe (1), dont le sujet est une autre atrocité arrivée, il y a deux ans, dans un couvent de Paris, grâce encore à l'humanité et à la sagesse de nos lois ecclésiastiques, bien dignes de figurer avec nos lois criminelles ? Cet ouvrage me paraît bien supérieur à tout ce qu'il a fait jusqu'à présent, et pourrait bien lui ouvrir incessamment les portes de l'Académie. Que dites-vous de la traduction des Georgiques de l'abbé Delille ? Je doute que celle de Simon Le Franc soit meilleure (2). A propos de vers, je me console dans mon inaction en lisant les vôtres, et je persiste dans ce que je vous disais, il n'y a pas longtemps, que Despréaux me paraît forger très habilement les siens, ou, si vous voulez, les travailler fort bien au tour ; Racine, les jeter parfaitement en moule ; et vous, les créer.

 

      Vous ne m'avez rien répondu sur ce que je vous ai mandé pour justifier un de vos plus zélés admirateurs (3) accusé très injustement auprès de vous ; aurais-je eu le malheur de ne vous pas détromper ? vous pouvez cependant être bien sûr que je vous ai dit la pure vérité. Qu'est-ce qu'une madame Maron de Meilhonat (4) qui vous a, dit-on, envoyé des vers charmants ? Serait-ce une descendante de Virgile Maron !

 

      Vous faites donc l'Encyclopédie à vous tout seul ? Vous avez bien raison de dire qu'on a employé trop de manœuvres à cet ouvrage, et qu'on y a trop mis de déclamations. En vérité on est bien bon d'en avoir tant de peur, et de ruiner par ce motif de pauvres libraires. C'est un habit d'arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe, et trop de haillons. Bonjour, mon cher et illustre maître ; aimez-moi et portez-vous bien ; mes respects à madame Denis. Le chevalier de La Tremblaye (5) est en peine de savoir si vous avez reçu, il y a quelques mois, les remerciements qu'il vous a faits au sujet, je crois, de vos œuvres, que vous lui avez envoyées.

 

 

 

 

1 – Mélanie ou la Religieuse forcée, drame en vers. (G.A.)

 

2 – Elle était inédite. (G.A.)

 

3 – Turgot. (G.A.)

 

4 – Femme auteur qui habitait à Bourg-en-Bresse, avec laquelle Voltaire fut en correspondance, et qui refusa de livrer à la publicité les lettres que lui avait adressées le patriarche. (G.A.)

 

5 – Nous avons déjà parlé de ce personnage dans une note. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

28 de Février 1770.

 

 

      Je suis bien étonné et bien affligé, mon cher philosophe, de ne pas recevoir de vos nouvelles. Vous avez dû voir, par ma dernière lettre, que j'avais besoin des vôtres.

 

      Panckoucke m'écrit son désastre (1). Il s'imagine qu'on fait une petite Encyclopédie ; il se trompe, et je vous prie de le lui dire. On fait, par ordre alphabétique, un ouvrage (2) qui n'a rien de commun avec le Dictionnaire encyclopédique, et dans lequel on rend à cet ouvrage immense la justice qui lui est due. On y parle de vous comme vous méritez qu'on en parle ; ce sont des médailles qu'on frappe à votre honneur.

 

      Voilà de quoi il est question. Vous devriez bien donner signe de vie à ceux qui ne vivent que pour vous témoigner leur zèle.

 

      La ville de Genève n'est plus socinienne, elle est iroquoise ; on s'y égorge, on y assassine des femmes grosses, des vieillards de quatre-vingts ans ; huit personnes ont été assassinées, quatre en sont mortes ; tout est en combustion, tout est en armes, et ce n'est pourtant pas au nom du Seigneur.

 

      Tout capucin que je suis, j'étends ma miséricorde jusque sur Genève ; car vous savez peut-être que non seulement j'ai reçu mes lettres patentes de frère Amatus de Lamballa, notre général, résidant à Rome, mais que je suis père temporel des capucins de mon petit pays. Je vous donne ma malédiction si vous ne m'écrivez pas, et si vous ne me mandez pas ce que vous savez de l'assemblée du clergé.

 

      Avez-vous lu la Religieuse de La Harpe ?

 

-I- Frère V., capucin indigne.

 

 

 

 

1 – A la demande du clergé alors assemblé, on avait saisi et renfermé à la Bastille les trois premiers volumes de la nouvelle édition de l'Encyclopédie. (G.A.)

 

2 – Toujours les Questions sur l'Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

DE VOLTAIRE.

 

3 de mars 1770.

 

 

      Je commence à être dans le cas de notre pauvre Damilaville, mon cher philosophe, malgré mon cordon de saint François.

 

      J'ai reçu votre lettre dans le temps même que je venais de me plaindre de vous ; elle m'a bien consolé.

 

      Vraiment je serai très satisfait, pourvu qu'on ne m'impute pas ce qui n'est pas de moi. Vous sentez bien que, dans les circonstances où je suis, une telle accusation me serait plus mortelle que la grosseur qui me vient à la gorge. Je m'en rapporte à votre prudence, et je suis persuadé que celui qui vous a confié son ouvrage (1) le tiendra secret. Il ne servirait qu'à lui attirer la haine de deux cents personnes (2), toujours très redoutables quand elles sont réunies : cela pourrait l'empêcher d'être de l'Académie. Je l'aime, je l'estime, je suis son partisan le plus déclaré et le plus invariable ; je compte sur son amitié. Les philosophes doivent se tenir serrés comme la phalange macédonienne.

 

      Sirven va prendre ses premiers juges à partie au parlement de Toulouse. On l'y protège hautement ; mais ce qui vous surprendra, c'est que l'abbé Audra, parent et ami de l'abbé Morellet, docteur de Sorbonne comme lui, professeur d'histoire à Toulouse, enseigne publiquement mon Histoire générale (3). Il l'a fait imprimer à l'usage des collèges, avec privilège. Un vicaire l'a brûlée devant sa porte ; le premier président l'a envoyé prendre par deux huissiers, et l'a menacé du cachot en pleine audience. Presque tout le parlement court aux leçons de l'abbé Audra. On ne reconnaît plus ce corps ; la philosophie commence à expier le sang des Calas : quel plaisir pour un pauvre capucin comme moi !

 

      Voici la première feuille d'un ouvrage (4) qu'on imprime en Hollande ; elle m'est tombée entre les mains. Je me flatte, mon très cher et très véritable philosophe, que vous m'en direz votre avis. Je vous embrasse en saint François et en saint Cucufin.

 

 

 

 

1 – Michaut et Michel, de Turgot. (G.A.)

 

2 – Les membres du parlement. (G.A.)

 

3 – Voyez la lettre à d'Alembert du 23 Novembre 1770. (G.A.)

 

4 – Premier volume des Questions sur l'Encyclopédie. (G.A.)

 

 

 

 

 

Commenter cet article