CORRESPONDANCE avec D'ALEMBERT - Partie 58
Photo de PAPAPOUSS
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 9 de mars 1770.
Nos lettres se sont croisées, mon cher et illustre maître. Vous avez dû voir par la mienne que si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c'est que depuis six semaines j'ai l'honneur d'être imbécile ; plaignez-moi donc, et ne me grondez pas. Tous nos amis communs sont témoins de mon tendre attachement pour vous : aux sentiments de qui rendriez-vous justice, si vous ne la rendiez pas aux miens ?
Je verrai Panckouke, et je le tranquilliserai, si cependant un pauvre diable, qui a cent mille écus en papier sous un hangar à la Bastille, peut être dûment tranquillisé. Je ne comprends pas, je vous l'avoue, pourquoi on veut empêcher de répandre dans le royaume et en Europe quatre mille exemplaires de l'Encyclopédie, lorsqu'il y en a déjà quatre mille de distribués.
On s'égorge donc dans Genève, et Dieu merci, ce n'est pas pour la consubstantialité ou consubstantiabilité du Verbe. A quoi pense l'orateur Vernet de ne pas faire comme ce philosophe dont parle Tacite (1), d'aller se mettre entre les deux armées, bona pacis et belli mala disserens ? Il y attraperait quelque coup de fusil ou de broche, et ce serait grand dommage.
Oui, vraiment, je sais que vous êtes devenu capucin, et je vous fais mon compliment sur cette nouvelle dignité séraphique. Ne vous avisez pas au moins de vous faire jésuite, surtout en Bretagne, car ils y sont actuellement très malmenés, et on vient de les en chasser pour prix des troubles qu'ils y excitent depuis trois à quatre ans. Le roi de Prusse me mande qu'il est le meilleur ami du cordelier pape (2), et que le successeur de Barjone le regarde, tout hérétique qu'il est, comme le soutien de sa garde prétorienne-ignatienne, que les autres majestés très chrétienne et très catholique voudraient lui faire chasser. Je ne doute point que le nouveau sujet de frère Amatus de Lamballa ne devienne bientôt aussi le meilleur ami de frère Ganganelli. Si vous allez jamais lui baiser les pieds et servir sa messe, avertissez-moi, je vous prie, car je veux au moins l'aller sonner.
On est bien plus occupé en ce moment du contrôleur-général (3) et de ses opérations (vraiment chirurgicales) que de l'assemblée du clergé. Je ne doute point que cette assemblée ne se passe, comme toutes les autres, à payer, à clabauder, et à se faire moquer d'elle. Quand on aura son argent, on lui dira comme Harpagon « Nous n'avons que faire de vos écritures (4) ; » et tout le monde s'en ira content.
Oui, j'ai lu la Religieuse de La Harpe, et je trouve qu'il n'a rien fait qui en approche. Ne pensez-vous pas de même ? Adieu, mon cher et illustre ami ; croyez que je suis et serai toujours tuus ex animo.
Que dites-vous des Géorgiques de l'abbé Delille, et du livre de l'abbé Galiani ?
1 – Histoire, III, LXXXI. (G.A.)
2 – Clément XIV (Ganganelli), élu pape l'année précédente. (G.A.)
3 – L'abbé Terray. (G.A.)
4 – L'Avare, acte V. (G.A.)
DE D’ALEMBERT.
A Paris, ce 11 de Mars 1770.
Nos lettres vont toujours se croisant, mon cher et illustre confrère. J'ai reçu le cahier (1) que vous m'avez envoyé. Je suis touché, comme je le dois, de votre confiance, et je vous envoie, puisque vous le voulez, mes petites observations.
Page 7. Ce n'est point à la tête du troisième volume de l'Encyclopédie, mais à la tête du septième, que se trouve l'éloge de Dumarsais.
Page 8. Je crois cette digression déplacée (2) pour plusieurs raisons : 1° parce que les secours dont il s'agit, si je suis bien instruit, ont été très modiques, et, si je ne me trompe, pour une seule personne, et de plus accordés de mauvaise grâce, et en déclarant qu'on n'aime point les gens de lettres ni les philosophes ; c'est en effet ce qu'on a prouvé en plus d'une occasion ; 2° parce que je crois qu'un homme en place, qui aide les gens de lettres du bien de l'État, pense et agit plus noblement pour elle et pour l'État que celui qui leur donne des secours de son propre bien, surtout s'ils sont donnés comme je viens de le dire ; 3° parce que je crains que ces éloges, donnés dès le commencement d'un dictionnaire, dans un article qui ne les amène pas, et à propos de la voyelle A, ne paraissent de l'adulation, et ne préviennent le lecteur contre un ouvrage d'ailleurs excellent.
Page 9. Les remarques sur l'orthographe de françois sont très justes ; mais on ferait peut-être bien d'ajouter que français ne représente guère mieux la prononciation, et qu'on devrait écrire francès, comme procès. C'est un autre abus de notre écriture que cet emploi d'ai pour è.
Page 12. Les hiatus sont sans doute un défaut en général ; mais 1° il y a des hiatus à chaque moment au milieu des mots, et ces hiatus ne choquent point ; croit-on qu'ilia, intestins, soit plus choquant qu'il y a dans notre langue ? 2° Ne devrait-on pas dire que c'est une puérilité et souvent un défaut contraire à la simplicité et à la naïveté du style, que le soin minutieux d'éviter des hiatus dans la prose, comme le pratique l'abbé de la Bletterie ? Cicéron se moque, dans son Orator, de l'historien Théopompe, qui s'était trop occupé de ce soin ridicule. Il me semble qu'au mot hiatus ou bâillement on pourrait faire à ce sujet un article plein de goût. 3° Notre poésie même me paraît ridicule sur ce point ; on rejette : J'ai vu mon père immolé à mes yeux, et on admet : J'ai vu ma mère immolée à mes yeux, quoique l'hiatus du second vers soit beaucoup plus rude. 4° Il a Antoine en aversion n'est point proprement le concours de deux a, parce que an est une voyelle nasale très différente de a. 5° Pourquoi est-ce un défaut qu'un verbe ne soit qu'une seule lettre ; qu'importe qu'on y emploie une seule lettre ou plusieurs ? Le seul défaut, c'est l'identité de la préposition à et du verbe a.
Page 13. Vers la fin, ne faut-il pas dire, Vous voyez très rarement dans Virgile une voyelle suivie du mot commençant PAR LA MÊME voyelle ? Car rien n'est plus commun, ce me semble, dans Virgile et dans tous les poètes, qu'une rencontre de deux voyelles différentes. D'ailleurs il y a, ce me semble, dans Virgile, et assez fréquemment, des élisions encore plus rudes que arma amens, comme multum ille et terris, etc., et mille autres semblables (3). Voilà bien du bavardage dont j'aurais dû me dispenser, en songeant au proverbe : Ne sus Menervam. L'auteur devrait bien consoler mon imbécillité (qui dure toujours), en m'envoyant la suite de l'ouvrage si elle lui tombe entre les mains. J'embrasse de tout mon cœur mon illustre et respectable confrère, et je lui fais mon compliment sur le succès de Sirven, dont l'humanité lui est uniquement redevable. J'ai reçu, il y a quelque temps, par l'abbé Audra lui-même, l'Histoire générale abrégée, et je lui en ai écrit une lettre de remerciements, de félicitation, et d'encouragement.
1 – Questions sur l'Encyclopédie. (G.A.)
2 – L'éloge du duc de Choiseul dans le premier alinéa de l'article A. Voyez le Dictionnaire philosophique. (G.A.)
3 – Toutes ces remarques portent sur l'article à. (G.A.)