DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE : HEUREUX, HEUREUSE, HEUREUSEMENT
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HEUREUX, HEUREUSE, HEUREUSEMENT
(1)
Ce mot vient évidemment d’heur, dont heure est l’origine : de là ces anciennes expressions, à la bonne heure, à la malheure ; car nos pères n’avaient pour toute philosophie que quelques préjugés : des nations plus anciennes admettaient des heures favorables ou funestes.
On pourrait, en voyant que le bonheur n’était autrefois qu’une heure fortunée, faire plus d’honneur aux anciens qu’ils ne méritent, et conclure de là qu’ils regardaient le bonheur comme une chose très passagère, telle qu’elle est en effet. Ce qu’on appelle bonheur est une idée abstraite, composée de quelques idées de plaisir : car qui n’a qu’un moment de plaisir n’est point un homme heureux, de même qu’un moment de douleur ne fait point un homme malheureux. Le plaisir est plus rapide que le bonheur, et le bonheur que la félicité. Quant on dit : Je suis heureux dans ce moment, on abuse du mot ; et cela ne veut rien dire que : J’ai du plaisir. Quand on a des plaisirs un peu répétés, on peut dans cet espace de temps se dire heureux. Quand ce bonheur dure un peu plus, c’est un état de félicité. On est quelquefois bien loin d’être heureux dans la prospérité, comme un malade dégoûté ne mange rien d’un grand festin préparé pour lui.
L’ancien adage « On ne doit appeler personne heureux avant sa mort » semble rouler sur de bien faux principes. On dirait, par cette maxime, qu’on ne devrait le nom d’heureux, qu’à un homme qui le serait constamment depuis sa naissance jusqu’à sa dernière heure. Cette série continuelle de moments agréables est impossible par la constitution de nos organes, par celle des éléments de qui nous dépendons, par celles des hommes dont nous dépendons davantage. Prétendre être toujours heureux est la pierre philosophale de l’âme ; c’est beaucoup pour nous de n’être pas longtemps dans un état triste. Mais celui qu’on supposerait avoir toujours joui d’une vie heureuse, et qui périrait misérablement, auraient certainement mérité le nom d’heureux jusqu’à sa mort, et on pourrait prononcer hardiment qu’il a été le plus heureux des hommes. Il se peut très bien que Socrate ait été le plus heureux des Grecs, quoique des juges, ou superstitieux et absurdes, ou iniques, ou tout cela ensemble, l’aient empoisonné juridiquement à l’âge de soixante et dix ans, sur le soupçon qu’il croyait un seul Dieu.
Cette maxime philosophique étant rebattue, Nemo ante obitum felix, paraît donc absolument fausse en tout sens ; et si elle signifie qu’un homme heureux peut mourir d’une mort malheureuse, elle ne signifie rien que de trivial.
Le proverbe du peuple heureux comme un roi (2), est encore plus faux. Quiconque même a vécu doit savoir combien le vulgaire se trompe.
On demande s’il y a une condition plus heureuse qu’une autre, si l’homme en général est plus heureux que la femme. Il faudrait avoir essayé de toutes les conditions, avoir été homme et femme, comme Tirésias et Iphis, pour décider cette question ; encore faudrait-il avoir vécu dans toutes les conditions avec un esprit également propre à chacune, et il faudrait avoir passé par tous les états possibles de l’homme et de la femme pour en juger.
On demande encore si de deux hommes l’un est plus heureux que l’autre. Il est bien clair que celui qui a la pierre et la goutte, qui perd son bien, son honneur, sa femme et ses enfants, et qui est condamné à être pendu immédiatement après avoir été taillé, est moins heureux dans ce monde, à tout prendre, qu’un jeune sultan vigoureux, ou que le savetier de La Fontaine.
Mais on veut savoir quel est le plus heureux de deux hommes également sains, également riches, et d’une condition égale. Il est clair que c’est leur humeur qui en décide.
Le plus modéré, le moins inquiet, et en même temps le plus sensible est le plus heureux ; mais malheureusement le plus sensible est presque toujours le moins modéré. Ce n’est pas notre condition, c’est la trempe de notre âme, qui nous rend heureux. Cette disposition de notre âme dépend de nos organes, et nos organes ont été arrangés sans que nous y ayons la moindre part.
C’est au lecteur à faire là-dessus ses réflexions. Il y a bien des articles sur lesquels il peut s’en dire plus qu’on ne lui en doit dire. En fait d’arts, il faut l’instruire ; en fait de morale, il faut le laisser penser.
Il y a des chiens qu’on caresse, qu’on peigne, qu’on nourrit de biscuits, à qui on donne de jolies chiennes. Il y en a d’autres qui sont couverts de gale, qui meurent de faim, qu’on chasse, qu’on bat, et qu’ensuite un jeune chirurgien dissèque lentement après leur avoir enfoncé quatre gros clous dans les pattes. A-t-il dépendu de ces pauvres chiens d’être heureux ou malheureux ?
On dit : pensée heureuse, trait heureux, répartie heureuse, physionomie heureuse, climat heureux. Ces pensées, ces traits heureux qui nous viennent comme des inspirations soudaines, et qu’on appelle des bonnes fortunes d’homme d’esprit, nous sont inspirés comme la lumière entre dans nos yeux, sans que nous la cherchions. Ils ne sont pas plus en notre pouvoir que la physionomie heureuse, c’est-à-dire douce et noble, si indépendante de nous, et si souvent trompeuse. Le climat heureux est celui que la nature favorise. Ainsi sont les imaginations heureuses, ainsi est l’heureux génie, c’est-à-dire le grand talent. Et qui peut se donner le génie ? Qui peut, quand il a reçu quelque rayon de cette flamme, le conserver toujours brillant ?
Puisque heureux vient de la bonne heure, et malheureux de la mal-heure, on pourrait dire que ceux qui pensent, qui écrivent avec génie, qui réussissent dans les ouvrages de goût, écrivent à la bonne heure. Le grand nombre est de ceux qui écrivent à la mal-heure.
Quand on dit un heureux scélérat, on n’entend par ce mot que ses succès. Felix Sylla, l’heureux Sylla, un Alexandre VI, un duc de Borgia, ont heureusement pillé, trahi, empoisonné, ravagé; égorgé. Mais s’ils se sont crus des scélérats, il y a grande apparence qu’ils étaient très malheureux, quand même ils n’auraient pas craint leurs semblables.
Il se pourrait qu’un scélérat mal élevé, un Turc, par exemple, à qui ont aurait dit qu’il lui est permis de manquer de foi aux chrétiens, de faire serrer d’un cordon de soie le cou de ses vizirs quand ils sont riches, de jeter dans le canal de la mer Noire ses frères étranglés ou massacrés, et de ravager cent lieues de pays pour sa gloire ; il se pourrait, dis-je, à toute force, que cet homme n’eût pas plus de remords que son muphti, et fût très heureux. C’est sur quoi le lecteur peut encore penser beaucoup.
Il y avait autrefois des planètes heureuses, d’autres malheureuses ; malheureusement il n’y en a plus.
On a voulu priver le public de ce Dictionnaire utile, heureusement on n’y a pas réussi.
Des âmes de boue, des fanatiques absurdes, préviennent tous les jours les puissants, les ignorants, contre les philosophes. Si malheureusement on les écoutait, nous retomberions dans la barbarie, d’où les seuls philosophes nous ont tirés.
1 – A paru dans l’Encyclopédie. (G.A.)
2 – Être heureux comme un roi, dit le peuple hébété. (Le Discours sur l’homme, v. 85.)