HISTOIRE DE RUSSIE - SECONDE PARTIE - Chapitre XVI -Partie 2
CHAPITRE XVI.
(Partie 2)
______
DES CONQUËTES EN PERSE.
La tradition persane porte que la ville de Derbent fut en partie réparée et fortifiée par Alexandre. Arrien, Quinte-Curce, disent qu’en effet Alexandre fit relever cette ville : ils prétendent, à la vérité, que ce fut sur les bords du Tanaïs ; mais c’est que, de leur temps, les Grecs donnaient le nom de Tanaïs au fleuve Cyrus, qui passe auprès de la ville. Il serait contradictoire qu’Alexandre eût bâti la porte Caspienne sur un fleuve dont l’embouchure est dans le Pont-Euxin.
Il y avait autrefois trois ou quatre autres portes Caspiennes en différents passages, toutes vraisemblablement construites dans la même vue : car tous les peuples qui habitent l’occident, l’orient, et le septentrion de cette mer, ont toujours été des Barbares redoutables au reste du monde ; et c’est de là principalement que sont partis tous ces essaims de conquérants qui ont subjugué l’Asie et l’Europe.
Qu’il me soit permis de remarquer ici combien les auteurs se sont plu, dans tous les temps, à tromper les hommes, et combien ils ont préféré une vaine éloquence à la vérité. Quinte-Curce met dans la bouche de je ne sais quel Scythe un discours admirable, plein de modération et de philosophie, comme si les Tartares de ces climats eussent été autant de sages, et comme si Alexandre n’avait pas été le général nommé par les Grecs contre le roi de Perse, seigneur d’une grande partie de la Scythie méridionale et des Indes. Les rhéteurs qui ont cru imiter Quinte-Curce se sont efforcés de nous faire regarder ces sauvages du Caucase et des déserts, affamés de rapine et de carnage, comme les hommes du monde les plus justes ; et ils ont peint Alexandre, vengeur de la Grèce et vainqueur de celui qui voulait l’asservir, comme un brigand qui courait le monde sans raison et sans justice.
On ne songe pas que ces Tartares ne furent jamais que des destructeurs, et qu’Alexandre bâtit des villes dans leur propre pays ; c’est en quoi j’oserais comparer Pierre-le-Grand à Alexandre : aussi actif, aussi ami des arts utiles, plus appliqué à la législation, il voulut changer comme lui le commerce du monde, et bâtit ou répara autant de villes qu’Alexandre.
Le gouverneur de Derbent, à l’approche de l’armée russe, ne voulut point soutenir le siège, soit qu’il crût ne pouvoir se défendre, soit qu’il préférât la protection de l’empereur Pierre à celle du tyran Mahmoud ; il apporta les clefs d’argent de la ville et du château : l’armée entra paisiblement dans Derbent, et alla camper sur le bord de la mer.
L’usurpateur Mahmoud, déjà maître d’une grande partie de la Perse, voulut en vain prévenir le czar, et l’empêcher d’entrer dans Derbent. Il excita les Tartares voisins ; il accourut lui-même ; mais Derbent était déjà rendu.
Pierre ne put alors pousser plus loin ses conquêtes. Les bâtiments qui apportaient de nouvelles provisions, des recrues, des chevaux, avaient péri vers Astracan, et la saison s’avançait (1) ; il retourna à Moscou (2), et y entra en triomphe : là, selon sa coutume, il rendit solennellement compte de son expédition au vice-czar Romanodoski, continuant jusqu’au bout cette singulière comédie qui, selon ce qui est dit dans son éloge prononcé à Paris, à l’Académie des sciences (3), aurait dû être jouée devant tous les monarques de la terre.
La Perse était encore partagée entre Hussein et l’usurpateur Mahmoud. Le premier cherchait à se faire un appui de l’empereur de Russie ; le second craignait en lui un vengeur, qui lui arracherait le fruit de sa rébellion. Mahmoud fit ce qu’il put pour soulever la Porte ottomane contre Pierre : il envoya une ambassade à Constantinople ; les princes du Daguestan, sous la protection du grand-seigneur, dépouillés par les armes de la Russie, demandèrent vengeance. Le divan craignit pour la Géorgie, que les Turcs comptaient au nombre de leurs Etats.
Le grand-seigneur fut près de déclarer la guerre. La cour de Vienne et celle de Paris l’en empêchèrent. L’empereur d’Allemagne notifia que si les Turcs attaquaient la Russie, il serait obligé de la défendre. Le marquis de Bonac, ambassadeur de France à Constantinople, appuya habilement par ses représentations les menaces des Allemands ; il fit sentir que c’était même l’intérêt de la Porte de ne pas souffrir qu’un rebelle usurpateur de la Perse enseignât à trôner les souverains ; que l’empereur russe n’avait fait que ce que le grand-seigneur aurait dû faire.
Pendant ces négociations délicates, le rebelle Myr Mahmoud, s’était avancé aux portes de Derbent : il ravagea les pays voisins, afin que les Russes n’eussent pas de quoi subsister. La partie de l’ancienne Hyrcanie, aujourd’hui Guilan fut saccagée, et ces peuples désespérés se mirent d’eux-mêmes sous la protection des Russes, qu’ils regardèrent comme leurs libérateurs.
Ils suivaient en cela l’exemple du sophi même. Ce malheureux monarque avait envoyé un ambassadeur à Pierre-le-Grand pour implorer solennellement son secours. A peine cet ambassadeur fut-il en route, que le rebelle Myr Mahmoud se saisit d’Ispahan et de la personne de son maître.
Le fils du sophi détrôné et prisonnier, nommé Thamaseb, échappa au tyran, rassembla quelques troupes et combattit l’usurpateur. Il ne fut pas moins ardent que son père à presser Pierre-le-Grand de le protéger, en envoya à l’ambassadeur les mêmes instructions que Sha-Hussein avait données.
Cet ambassadeur persan, nommé Ismaël-Beg, n’était pas encore arrivé, et sa négociation avait déjà réussi. Il sut, en abordant à Astracan, que le général Matufkin allait partir avec de nouvelles troupes pour renforcer l’armée du Daguestan. On n’avait point encore pris la ville de Baku ou Bachu, qui donne à la mer Caspienne le nom de mer de Bachu chez les Persans. Il donna au général russe une lettre pour les habitants, par laquelle il les exhortait, au nom de son maître, à se soumettre à l’empereur de Russie. L’ambassadeur continua sa route pour Pétersbourg, et le général Matufkin alla mettre le siège devant la ville de Bachu. L’ambassadeur persan arriva à la cour (4) en même temps que la nouvelle de la prise de la ville.
Cette ville est près de Samachie, où les facteurs russes avaient été égorgés ; elle n’est pas si peuplée ni si opulente que Samachie, mais elle est renommée pour le naphte qu’elle fournit à toute la Perse. Jamais traité ne fut plus tôt conclu que celui d’Ismaël-Beg (5). L’empereur Pierre, pour venger la mort de ses sujets, et pour secourir le sophi Thamaseb contre l’usurpateur, promettait de marcher en Perse avec des armées ; et le nouveau sophi lui cédait non seulement les villes de Bachu et de Derbent, mais les provinces de Guilan, de Mazanderan et d’Asterabath.
Le Guilan est, comme nous l’avons déjà dit, l’Hyrcanie médidionale ; le Mazanderan, qui la touche, est le pays des Mardes ; Asterabath joint le Mazanderan, et c’étaient les trois provinces principales des anciens rois mède : de sorte que Pierre se voyait maître, par ses armes et par les traités, du premier royaume de Cyrus.
Il n’est pas inutile de dire que dans les articles de cette convention on régla le prix des denrées qu’on devait fournir à l’armée. Un chameau ne devait coûter que soixante francs de notre monnaie (douze roubles) ; la livre de pain ne revenait pas à cinq liards, la livre de bœuf à peu près à six : ce prix était une preuve évidente de l’abondance qu’on voyait en ces pays des vrais biens, qui sont ceux de la terre, et de la disette de l’argent, qui n’est qu’un bien de convention.
Tel était le sort misérable de la Perse, que le malheureux sophi Thamaseb, errant dans son royaume, poursuivi par le rebelle Mahmoud assassin de son père et de ses frères, était obligé de conjuguer à la fois la Russie et la Turquie de vouloir bien prendre une partie de ses États pour lui conserver l’autre.
L’empereur Pierre, le sultan Achmet III et le sophi Thamaseb convinrent donc que la Russie garderait les trois provinces dont nous venons de parler, et que la Porte ottomane aurait Casbin, Tauris, Erivan, outre ce qu’elle prenait alors sur l’usurpateur de la Perse. Ainsi ce beau royaume était à la fois démembré par les Russes, par les Turcs et par les Persans mêmes.
L’empereur Pierre régna ainsi jusqu’à sa mort du fond de la mer Baltique par delà les bornes méridionales de la mer Caspienne. La Perse continua d’être la proie à des révolutions et des ravages. Les Persans, auparavant riches et polis, furent plongés dans la misère et dans la barbarie, tandis que la Russie parvint de la pauvreté et de la grossièreté à l’opulence et à la politesse. Un seul homme, parce qu’il avait un génie actif et ferme, éleva sa patrie ; et un seul homme, parce qu’il était faible et indolent, fit tomber la sienne.
Nous sommes encore très mal informés du détail de toutes les calamités qui ont désolé la Perse si longtemps ; on a prétendu que le malheureux Sha-Hussein fut assez lâche pour mettre lui-même sa mitre persane, ce que nous appelons la couronne, sur la tête de l’usurpateur Mahmoud. On dit que ce Mahmoud tomba ensuite en démence ; ainsi un imbécile et un fou décidèrent du sort de tant de milliers d’hommes. On ajoute que Mahmoud tua de sa main, dans un accès de folie, tous les fils et les neveux de Sha-Hussein, au nombre de cent, qu’il se fit réciter l’évangile de saint Jean sur la tête pour se purifier et pour se guérir. Ces contes persans ont été débités par nos moines, et imprimés à Paris.
Ce tyran, qui avait assassiné son oncle, fut enfin assassiné à son tour par son neveu Eshreff, qui fut aussi cruel et aussi tyran que Mahmoud.
Le sha Thamaseb implora toujours l’assistance de la Russie. C’est ce même Thamaseb ou Thamas, secouru et depuis rétabli par le célèbre Kouli-Kan, et ensuite détrôné par Kouli-Kan même.
Ces révolutions et les guerres que la Russie eut ensuite à soutenir contre les Turcs, dont elle fut victorieuse, l’évacuation des trois provinces de Perse, qui coûtaient à la Russie beaucoup plus qu’elles ne rendaient, ne sont pas des événements qui concernent Pierre-le-Grand ; ils n’arrivèrent que plusieurs années après sa mort : il suffit de dire qu’il finit sa carrière militaire par ajouter trois provinces à son empire du côté de la Perse, lorsqu’il venait d’en ajouter trois autres vers les frontières de la Suède.
1 – Plus de la moitié de l’armée périt de fatigue et de faim, et la flotte n’avait ni boussole ni même de pilote. (G.A.)
2 - 5 Janvier 1723.
3 – Par Fontenelle. (G.A.)
4 – Août 1723.
5 – Septembre 1723.